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quilles devant l’auberge du village, ou regardant les joueurs, avec la même dignité que lorsqu’ils suivaient l’ostensoir.

Ces cultivateurs, fermiers ou petits propriétaires, étaient des gens de vieille éducation. Leur politesse, compliquée comme un rituel, avait quelque chose de cérémonieux et même de distant. Elle dissimulait la méfiance innée du paysan à l’égard du citadin, du sédentaire à l’égard du nomade et du passant, la peur d’être berné par un plus malin. Ils s’en faisaient une barrière contre l’inconnu. C’était aussi un vieux legs de la culture chrétienne, que les générations s’étaient transmis d’un siècle à l’autre et qui commençait à s’appauvrir. Dans les relations de famille, le tutoiement était banni. Bien des vieilles gens disaient « vous » à des bambins : « Et vous donc, mon fi ? » était une formule courante chez nos bonnes femmes, lorsqu’elles s’adressaient à des polissons. Mon ami Louis Génin ne me tutoyait jamais, et telle était sa réserve que je n’osais pas le tutoyer non plus. Pour mes cousins de la ville, rien de bizarre et d’incompréhensible comme ces deux gamins, qui jouaient ensemble depuis le berceau et qui se disaient « vous » du matin au soir. Plus tard, lorsque j’ai lu dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan, que lui et M. Berthelot observaient, dans leurs relations juvéniles, la même politesse et la même déférence réciproques que deux sulpiciens causant, en surplis, sous le préau du séminaire, — je me suis rappelé tout de suite Louis Génin et moi, dans nos sarraux bleus, devisant parmi les tombes du cimetière, ou processionnant, en chasubles de papier doré, à travers nos granges et nos greniers de Spincourt. Enfans de dix ans, nous avions l’un devant l’autre la même retenue, et nous nous témoignions mutuellement le même respect que deux jeunes prêtres.

Longtemps après, j’ai essayé de revoir ce compagnon de mon enfance, ce premier de tous mes amis. J’avais fait exprès le voyage de mon village natal. Au saut du train, sur le seuil de l’auberge où j’étais descendu, j’aperçus, venant de la rue opposée, un grand paysan aux pommettes rouges et aux longues moustaches blondes tombantes, qui conduisait une charrette. En passant devant moi, il ôta fort poliment sa casquette. C’était Louis Génin. Je ne m’en doutai pas un seul instant, tellement ce grand gars dégingandé ressemblait peu à l’image que j’avais gardée de lui, et il ne se douta point davantage que c’était moi.