Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/555

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des autres n’est-elle pas bien allemande ?… En tout cas, cette chambre où l’on pouvait entasser deux lits et douze émigrés, je suis sûr d’y avoir joué tout enfant, à une époque où les compatriotes de Gœthe traversaient encore une fois notre village. J’y ai vu flamber des bûches, à incendier la maison, et des bottes d’officiers prussiens sécher sur le rebord des fenêtres.

Certes, la propriétaire de l’ancienne poste aux chevaux ne s’est jamais doutée que son logis avait abrité un si grand et illustre seigneur. Notre mère Charton n’eut, de sa vie, la moindre idée de ce que c’est qu’un poète, — même allemand et doué d’un appétit de routier. Entre elle et la poésie, il y avait des étendues immenses, des plaines interminables de marécages et de labours, comme la Woëvre. C’était une grosse femme courtaude, qui avait dû être très blonde, de ce blond de chanvre, si fréquent dans notre Lorraine. Elle était devenue entièrement blanche, et cette blancheur neigeuse atténuait un peu la rudesse de ses traits, la lourdeur de sa bonne figure carrée, toute rose et charnue, aux lèvres marquées d’une assez forte moustache, aux gros yeux ronds, d’un gris bleuâtre. Sa voix bourrue et quelque peu rauque savait se faire enjôleuse et papelarde, quand elle le jugeait à propos, Nul ne s’entendait comme elle à amadouer les gens, ou à endormir leurs défiances, en prenant un air de bonasserie opaque, de naïveté balourde, où il entrait autant de modestie et même de bonté réelle que de ruse.

Quand elle marchait, elle mettait en branle, tout autour de ses hanches, les plis nombreux et réguliers, comme des tuyaux d’orgue, de ses jupes de molleton, de lourds jupons ouatés, qui lui matelassaient et qui lui élargissaient la taille. Le balancement de sa marche évoquait l’allure pesante de nos gros chevaux de labour, lorsqu’ils rentrent des champs, en traînant la charrue.

Très soigneuse de sa personne et de son vêtement, elle portait à l’ordinaire un bonnet de piqué blanc, orné d’une simple ruche et une collerette empesée. Le dimanche, elle s’affublait d’une guimpe tuyautée, très large et très dure, qu’elle ne parvenait jamais à boutonner de ses gros doigts noueux… Le dernier coup de la messe sonnait au clocher, qu’elle était encore à s’escrimer contre la boutonnière rebelle : elle allait être en retard pour l’office ! Alors, me voyant jouer sur la place,