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alliées une paix victorieuse. Le Roi écoutait avec attention, mais son attitude le montrait convaincu de l’imminence de la victoire allemande et de l’écrasement définitif de la Russie et de la France. Prenant à son tour la parole, il s’abandonna à tous les regrets que semblait lui inspirer le conflit devenu inévitable entre lui et les Puissances alliées, et principalement entre lui et la France, cette patrie de sa mère sur laquelle avait régné son grand-père, et qu’il considérait comme la sienne. Attaché tendrement à elle par les plus glorieux souvenirs et par une longue lignée d’aïeux, c’était un déchirement pour lui de la sentir perdue et d’être obligé de se ranger parmi ses ennemis.

— Pauvre France ! Pauvre France ! répétait-il.

Il parla ensuite de la Serbie, sans dissimuler qu’il attachait plus de prix à se venger d’elle et du peuple serbe qu’à l’accroissement de la puissance bulgare. Du reste, son langage prouvait clairement qu’il avait envisagé toutes les conséquences de sa décision. Cependant, ses dernières paroles se ressentirent de l’émotion qu’il s’efforçait de dominer.

— Et maintenant, dit-il au moment où le diplomate français allait se retirer, je vous charge de mes adieux pour la France. J’ai voulu vous recevoir, car vous êtes le dernier Français à qui je serrerai la main. Au cours des événemens qui vont se produire, je ne sais ce qui arrivera ; je puis disparaître, mon devoir m’attache ici, et je ne reverrai pas votre pays.

C’est en ces termes que ce petit-fils de Louis-Philippe, ce fils de Clémentine d’Orléans, brisait volontairement, sans nécessité pour lui, au mépris même de l’intérêt de son royaume et de sa dynastie, dans l’unique dessein de se venger de ses anciens alliés, ses relations avec la France, après s’être toujours efforcé de lui faire croire qu’elle était assurée à jamais de son amour et de sa fidélité. Ne semble-t-il pas qu’en déclarant qu’il ne la reverrait pas, il avouait ses innombrables mensonges, sa longue duplicité et prononçait lui-même sa condamnation ?


ERNEST DAUDET.