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vêtu, dans son trouble, d’une robe de chambre, le buste de l’empereur dans les bras… Nous ne les avons pas revus. Peu après, dans notre rue, le pas pressé des chasseurs alpins… Alors, comment cela s’est-il fait ? Je n’en sais rien : en une minute, toutes les fleurs de tous les jardins ont été arrachées ; des fenêtres elles retombaient en pluie sur les bérets bleus ; en une minute, les drapeaux tricolores sont apparus. Je n’aurais jamais cru qu’il y en eût autant à Friedensbach, déteints, froissés, effilochés, rongés par le temps, mais si vite guillerets au soleil du mois d’août !… Près de moi, penché à la même fenêtre, mon père. Quatre-vingt-cinq ans !… Comme nous tous, il pleurait silencieusement… Tournés vers cette tête de vieillard, les officiers saluaient du sabre. Le drapeau s’est incliné… On ne raconte pas ces choses-là !

Un mois après, mon cher et vénérable père s’est éteint dans son fauteuil, très doucement. Depuis ce défilé des alpins dans notre rue de Friedensbach, il ne disait plus rien, déjà parti. Que pouvait-il encore attendre de la vie ? Nous l’avons enveloppé dans le drapeau tricolore. Au cimetière, une section d’alpins, la musique, le commandant du bataillon. « Je m’incline devant ce témoin des douleurs alsaciennes. » Brave père ! C’est la foi de ces hommes-là qui a préparé les jours que nous vivons.

Et qui voyons-nous, certain matin, debout sur le seuil du jardin ?… François, en uniforme de chasseur à pied… Trois jours au fond des bois, traqué par les douaniers et les forestiers… Arrêté par les Français comme espion. Prison, enquête… Et le voilà caporal ! Les choses les plus invraisemblables, par le temps qui court, paraissent immédiatement vraies. On s’adapte. On accepte. La lune descendrait sur la terre que cela ne nous étonnerait pas.

Notre douleur, maintenant. Et c’est pourquoi j’ai tant attendu avant de vous répondre, espérant jour après jour apprendre que notre Charles est prisonnier en Russie. Prisonnier en Russie ! Cela signifierait soldat français, deux mois plus tard. Hélas ! nous n’en sommes pas encore là. Deux cartes, six lignes, nous ont dit qu’il était en Prusse orientale, puis en Pologne… On devine ce qui se passe dans le cœur de ce garçon… J’attends encore avec confiance. Je ne veux pas douter. Vigoureux, débrouillard, d’une volonté de fer, notre brave Charles trouvera