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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

de mitraille. Au soir du 2 septembre, quand nous retraversâmes Sentis, les obus pleuvaient déjà sur elle, nous poursuivant sans relâche. Vous ne pouvez imaginer quelle fut notre douleur en défilant à nouveau dans ce Senlis où, deux jours auparavant, la population nous avait fait fête. On nous avait accueillis comme des sauveurs, on nous jetait des fleurs. Quarante-huit heures après, nous repassions, vaincus, mais non découragés. Et ces inconnus qui savaient ce qui les attendait, qui savaient l’ennemi à trois kilomètres et recevaient déjà les premiers obus, prélude du bombardement, nous encourageaient encore. Les femmes nous souriaient, les vieux nous serraient les mains…

Après, ce furent les rudes journées de la Marne. J’étais à Barcy, Marcilly, Etrepilly, Ay-en-Multien… Puis les combats sur l’Aisne, la course vers la mer, Lassigny et Roye. Ensuite cinq mois dans la boue jusqu’au cou, entre l’eau du ciel et celle de la terre, traînant partout nos 75 qui sont de la famille. La confiance règne. Nos soldats sont des vaillans. Aucune plainte. On vit et on meurt. Il y a pourtant des heures où la machine humaine se détraque, où les ressorts ne se tendent plus. Alors, je pense à l’Alsace. Je retourne sur la colline de Wissembourg. Je me souviens de mon serment… Je redescends en moi et j’y trouve un cœur paisible, une volonté tenace.

Il m’arrive de fermer les yeux pour mieux revoir la figure de ceux qui sont tombés à mes côtés. J’ai vraiment de la peine à me distinguer d’eux, car elle est si mince, sur le front, la barrière qui sépare les vivans des morts !… Et maintenant, à l’hôpital, plus heureux que tant de blessés affreusement mutilés, j’attends le moment de repartir. Pourvu que j’arrive avant la grande offensive !… Ce mot de mon capitaine m’accompagnera : « Faire chiquement un chic devoir… »


De Jean Bohler.
20 juin 1915.

Je repars donc samedi. Je ne dirai pas avec joie, le mot serait dépourvu de tact, mais avec sérénité, heureux de rejoindre les camarades dans cette fournaise où la vie des hommes n’est qu’un feu de paille. Il faut en finir avec ceux qui ont tenté d’assassiner l’Europe.