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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Je vous assure que nos soldats comprennent. Que disent-ils, tous ? « Nous nous battons pour que nos gosses ne connaissent pas cette saleté… On y laissera sa peau, mais ça ne recommencera pas… » Vous chercheriez en vain un Kummel parmi nous. Les choses les plus extraordinaires, ils les accomplissent. Ça leur paraît tout simple. Après quoi, pas un mot d’orgueil, pas une exagération. Questionnez les décorés ; neuf fois sur dix vous leur arrachez cette réponse : « J’ai fait ce qu’il fallait faire, quoi ! comme les camarades… » Je vous jure que je n’exagère pas, à mon tour, que nos hommes, dans leur quasi unanimité, sont magnifiques. Une force est en eux : ils savent qu’ils ont raison. Ne croyez pas surtout que les Allemands soient avec nous à égalité de force morale. Ce sont de rudes adversaires, c’est entendu. Mais ils se battent comme Allemands, alors que nos soldats se battent comme Français et comme hommes. C’est autrement fort. Voilà pourquoi nous retournons au front, où l’on reçoit la mort, comme on retourne à la vie. Pour nous, la vie n’est que là. Il n’y a pas de paradoxe dans ce que je vous écris.

Une seule chose me chagrine au delà de ce que je puis dire. Trop de nos hommes, si braves qu’on a envie de se mettre à genoux devant eux, ne comprennent ni l’Alsace, ni les Alsaciens. Je les excuse, mais je souffre souvent de les entendre. Je les excuse, parce que ces soldats, venus de la Corrèze, de la Bretagne, du Gard ou de la Drôme, ignorent tout de notre petit pays. Première stupéfaction : « Mais ils parlent allemand !… » Après ce qui s’est passé, il leur paraît en effet impossible qu’on puisse traduire des sentimens français en patois allemand.

Des défaillances, en Alsace, il ne peut pas ne pas y en avoir eu quelques-unes. Le contraire ne serait pas le fait d’hommes. Est-ce qu’elles comptent ? Nos soldats savent-ils ce que nous avons enduré ? Savent-ils ce que représente, durant quarante-quatre ans, le poids de toute une armée de fonctionnaires travaillant à extirper jusqu’aux racines du souvenir ? Savent-ils que cinq cent mille Alsaciens ont tout abandonné pour rester Français, qu’autant d’Allemands ont pris leur place et que ces Allemands se disent Alsaciens ? Savent-ils ce que c’est que de lutter pendant près d’un demi-siècle, et contre son intérêt évident, à un million et demi contre soixante-cinq millions ? Non. Il faut avoir vécu cela.