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placé fait fuir les faibles et anime les ennemis. Il ne m’appartiendrait pas, Monsieur, d’être sévère avec personne ; j’ai trop besoin d’indulgence. Je louerai beaucoup MM. Guizot, Thiers et Mignet, mais je dirai aussi en quoi je ne partage pas leur opinion sur quelques faits et quelques systèmes historiques. Ce que je donnerai sera bien misérable et ne saurait arrêter d’aucune manière un homme comme vous. J’aurai, je crois, trois volumes, et je ne crois pas qu’ils puissent être publiés avant le 1er janvier prochain ; mais aussi je serai libre pour le reste de ma vie ; ce reste est peu de chose désormais et je me le réserve ; je sortirai à la fois de la politique et des lettres. J’ai autant d’ardeur de disparaître aujourd’hui de la scène du monde que j’en ai peut-être eu autrefois pour m’y montrer.

« Soignez votre santé, Monsieur, travaillez pour vous distraire et pour nous instruire. Je me fais un grand bonheur et un grand honneur de dire en public ce que je pense de vous. Mon dévouement et mon admiration pour vous sont inaltérables.

« CHATEAUBRIAND. »


La Révolution survient. Les Lys sont renversés. Se sacrifiant pour « une famille ingrate, » à « une cause qu’il n’approuve pas, » reniant les « Judas de la Chambre des Pairs, » Chateaubriand, courtisan du malheur qu’il n’a pu détourner, a donné la démission de ses emplois et, pauvre, endetté, résigné jusqu’à ses pensions pour rester « nu comme un petit saint Jean. » Il songe à quitter la France, qui acclame l’ « apostat, » à s’exiler en Suisse.

Élu le 7 mai au fauteuil de Boissy d’Anglas, Augustin Thierry est maintenant à Vesoul l’hôte de son frère, nouveau préfet de la Haute-Saône. Au futur historien du Tiers-Etat, que nul serment ne lie au régime déchu, la royauté bourgeoise, la monarchie constitutionnelle à l’anglaise apparaît comme l’idéal des gouvernemens, la conséquence et la fin nécessaire de la tradition nationale. Il l’avait accueillie d’enthousiasme et la regretta avec désespoir. « Nous avons été séparés de notre grande histoire, de celle de huit siècles, écrira-t-il énergiquement après 1848, nous ne pouvons plus y rentrer, parce qu’elle est malheureusement divisée contre elle-même. Nous nous sommes amarrés à la petite, à celle du Consulat et de l’Empire, et nous