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militaires allemands semblent avoir le plus à cœur de proclamer, c’est la résolution avec laquelle il a accepté une guerre déclarée contre ses intentions, c’est son enthousiasme patriotique, sa haute tenue morale, sa confiance illimitée dans la valeur de son armée comme dans l’issue finale de la lutte. Sur ce point encore, on peut constater de singuliers écarts entre la réalité et la légende officielle. S’il est vrai d’abord que l’ardeur du patriotisme ne se mesure pas à l’exaltation du succès et que l’adversité seule permette d’en éprouver la trempe, l’invasion de la Prusse orientale au début des hostilités peut nous renseigner sur le degré de résistance morale des populations. Elle a offert à tous les témoins le spectacle de la plus honteuse panique et des scènes les plus pénibles pour leur amour-propre national. Elle a d’abord été facilitée par des actes de trahison que l’un d’eux déclare ne pouvoir rapporter sans que la rougeur lui monte au front. Près de Stallupönen, c’est un meunier qui fait des signaux aux Russes avec les ailes de son moulin, sur lesquelles on le trouve ensuite attaché et fusillé ; près de Gumbinnen, c’est un aubergiste qui pratique en leur faveur l’espionnage ou même un fonctionnaire qui reçoit d’eux 40 000 roubles pour prix de ses « services. » L’attitude générale de la population ajoute à l’effet produit par ces défaillances individuelles. A la première apparition des Cosaques dans les villages de la frontière, où ils se sont d’ailleurs bien comportés, les stations de chemin de fer sont assiégées par d’interminables caravanes de fuyards, assiégeant à coups de poing les trains dirigés vers l’intérieur ; certains d’entre eux profilent du désordre général pour piller les maisons abandonnées ou arracher leurs provisions de route a ceux qui en sont plus abondamment pourvus. A Kœnigsberg, protégée pourtant par de puissantes fortifications, des propriétaires prudens arborent déjà sur leurs maisons des drapeaux blancs, dans l’espoir de les voir épargnées par les envahisseurs. Symptôme plus grave : dans presque toutes les localités, les autorités et les notables ont donné l’exemple de la fuite, abandonnant à elles-mêmes des populations auxquelles leur départ enlève tout ressort moral[1]. Cette attitude est-elle d’un peuple qui se proclame supérieur à tous les revers et cuirassé contre toutes les faiblesses ?

  1. Thümmler, I, p. 10, III, p. 21, VI, pp. 27-28, X, pp. 18-19 ; Wiese, pp. 126-129 ; Was ich in mehr als 80 Schlachten erleble, pp. 19, 61, 82.