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heures, il voulut partir, il s’opposa obstinément à ce que mon père le reconduisit jusqu’à son hôtel. Mon père insistait lorsqu’il s’aperçut que M. de Chateaubriand prenait presque son insistance polie en mauvaise part. Amédée Thierry avait oublié que, représentant du gouvernement et préfet, il jouait le rôle de bourreau et M. de Chateaubriand celui de victime. Il le quitta à la porte de la préfecture, et c’était déjà beaucoup pour l’impatience de son hôte, qui avait traversé en sa compagnie une cour séparée seulement de la rue par une grille.

« Trois jours après, le capitaine de gendarmerie arriva tout effaré dans le cabinet de mon père : « Monsieur le préfet, une nouvelle importante. — Laquelle ? — M. de Chateaubriand a traversé la ville, il y a trois jours, se rendant en Suisse : vous pouvez considérer la chose comme certaine. — Vraiment, mais c’est de la plus haute importance !… Qui a-t-il vu en passant ? — Je ne sais pas encore, mais je suis sur la voie, et demain, j’espère, je vous dirai quelles sont les visites qu’il a faites… — Je fais mieux la police que vous, mon cher capitaine, car je puis vous informer dès maintenant qu’il a passé la journée à la préfecture ! »

La Duchesse de Berry est arrêtée à Nantes. Revenu précipitamment à Paris, le défenseur officieux de l’ « auguste captive » s’est mis sans perdre un jour à la composition de son Mémoire sur la captivité de Mme la Duchesse de Berry. C’est au milieu de ce travail qu’il écrit dans la Haute-Saône à son ami lointain :


Paris, le 10 décembre 1832.

« Hélas, Monsieur, votre lettre m’est arrivée tout au beau milieu d’une fièvre de nerfs que je m’étais donnée par excès de travail ; je n’ai donc pu avoir l’honneur de vous répondre à l’instant même et je suis encore obligé d’emprunter aujourd’hui la main de mon secrétaire. Je vous en veux, Monsieur, d’avoir pu supposer un instant qu’il me fut passé par la tête des idées semblables à celles dont vous vous êtes tourmenté : je vous honore et vous admire sincèrement ; j’ai cru et j’ai dû croire à une méprise. Croyez, Monsieur, que rien ne pourra jamais altérer les sentimens que je vous ai voués pour la vie[1]. »

CHATEAUBRIAND.

  1. J’ignore à quel malentendu précis fait allusion Chateaubriand, et la correspondance d’Augustin Thierry ne m’en a pas livré le secret.
    Tout au plus m’est-il permis d’inférer, de la crainte éprouvée par celui-ci, que ses sentimens d’affection et de fidélité pour la nouvelle monarchie pussent altérer les bons rapports d’une amitié précieuse à son esprit et à son cœur.