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Bernard n’a point cessé de rechercher les honneurs, comme la monnaie courante de l’honneur. Il eut ses journées occupées au trafic ; et il spéculait habilement sur les vaisseaux qui sortaient de tous nos ports, et sur les piastres, sur les poudres, les épices, les fanons de baleine ; il spéculait sur les changes ; et il faisait, — car il le dit, — « toutes sortes de manèges, » pour augmenter son profit. Sa récompense était de noblesse. Au milieu de l’année 1799, le Roi l’anoblit : mais « sans que, pour ce, il soit tenu de cesser son commerce, ce que nous lui défendons pour l’utilité que nous et nos sujets pouvons continuer d’en retirer. » Dès lors, il est M. Bernard écuyer ; voire, on l’appelle désormais le chevalier Bernard. Il achète la baronnie de Rieux en Languedoc et il espère acquérir ainsi le droit de siéger au Parlement de Toulouse. Les Toulousains furent malins à reconduire. Il eut sa revanche. Louis XV, en l’année 1725, lui éleva en comté sa terre et seigneurie de Coubert. Louis XIV lui avait conféré l’ordre de Saint-Michel ; et le chevalier Bernard, habillé de noir, d’or et d’écarlate, portait sur l’estomac la croix de l’ordre au bout, d’un large ruban de couleur bleu céleste. Il maria ses enfans et petits-enfans, comme s’il était noble depuis des siècles, dans des familles qui n’avaient point passé leurs siècles à entasser des économies. Mathieu Marais s’indigne là-dessus : « La folie de la France est d’entrer dans la famille, ou dans la caisse, de M. Bernard ! » Mathieu Marais : un avocat. Mme de Sévigné est beaucoup mieux dans la note, quand elle écrit à Mme de Grignan, le 13 octobre 1675 : « Je voudrais marier [mon fils] à une petite fille qui est un peu juive de son estoc ; mais les millions nous paraissent de bonne maison. »

M. Bernard, comte de Coubert, chevalier de Saint-Michel, parvint à être d’excellente maison, comme ses millions. Il leur devait sa noblesse ; et il avait, dit le président Hénault, « un orgueil extravagant qui l’anoblissait. » Il racontait à qui voulait l’entendre, — et l’on était bien complaisant pour lui, — ses campagnes imaginaires, les princesses qu’il avait aimées dans les Allemagnes, et ses prouesses fabuleuses. Il racontait mille folies. Il n’était pas la dupe de lui-même : il s’amusait énormément. Somme toute, il n’a pas mal servi la France, pour son plaisir ; tandis que le plaisir de quelques autres a coûté cher à la France, quelquefois.


ANDRE BEAUNIER.