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pour vous écrire et cette heure ne vient pas ; j’ai le cœur pénétré de reconnaissance pour vous, mais je l’ai si plein d’angoisse que pas un mot doux ne peut en sortir. Ce témoignage d’une si haute et si généreuse amitié, qui sauvera mon pauvre nom de l’oubli quand il ne restera plus rien de moi, devait être la plus grande joie de ma vie, et Dieu veut qu’il m’arrive au milieu d’une épreuve qui me tient suspendu entre la vie et quelque chose de bien pire que la mort. Pardonnez-moi, Monsieur, si l’effusion me manque pour vous dire combien je suis touché de votre bienveillance pour moi ; j’ai lu la Vie de Rancé avec respect et recueillement, je me suis nourri de tous les passages qui répondaient à mes souffrances et à mes terreurs. J’ai eu pour eux de la préférence au milieu d’une foule de choses également belles que je retrouverai avec délices, lorsque je ne serai plus sous le poids d’une seule impression. Ce volume qui, en dépit d’une parole que la voix publique vous supplie de retirer, ne sera point votre dernier ouvrage, a toute la vie de ceux dont il est séparé par l’espace de quarante ans. C’est la même ampleur, la même grâce, la même puissance de style, la même hauteur de vues et ce souffle de l’inspiration poétique dont le secret est à vous et que vous avez versé sur le siècle.

« J’ai été ému de ce que vous dites avec tant de tristesse sur la fragilité du bonheur en ce monde ; j’ai pleuré à la peinture des déchiremens d’âme que cause le malheur de survivre ; je vous ai écouté parlant avec empire de la soumission de l’être mortel aux desseins cachés de la Providence. Ce sont de grandes et nobles pensées ; je devrais dire qu’elles m’ont relevé, mais rien ne me relèvera que l’espoir, et par ce mot je n’entends que l’espérance humaine, hélas ! je n’ai pas la force d’aller au-delà. Il n’y a pas pour moi de refuge au désert ; la cécité est une solitude plus grande que celle du cloître ; j’y étais quand j’ai rencontré ma chère Julie ; par elle, j’ai vécu treize ans de la vie de tout le monde, je n’avais plus conscience de ce qui me manquait ; mes années de jeunesse et de santé ne sont rien dans mon souvenir, je ne compte que le temps que j’ai passé aveugle à côté d’elle. Vous me comprenez, Monsieur, vous savez qui elle est, vous avez de l’amitié pour elle ; votre sympathie si vive et si cordiale m’a fait du bien, conservez-la-moi, priez pour nous ; je vous dois plus que la poésie qui a