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non pas de tout repos. De temps en temps, le soir surtout, les obus boches, rasant le haut de la ponte, viennent éclater devant ces abris. Mais peu importe à l’ingénieuse activité de ces Français qui emploient leurs momens de détente à des besognes de Robinsons artistes, sculptant pour leurs maisons sylvestres des meubles et décorations de bois fruste, ou bien parachevant leurs jardinets. A un quart d’heure d’ici, à la lisière de la forêt, à force de drainer et bêcher, ils ont transformé en parc, avec savantes allées courbes, massifs de fleurs et bancs rustiques, un fond marécageux dont la position abritée appelait une ambulance. La casemate du colonel est fleurie de roses et de capucines comme un cottage anglais. Nous y sommes entrés : un logis pour le vieux duc de Comme il vous plaira. Mais, contre le mur, un bahut du XVIe siècle, et dans la cheminée, une admirable plaque dont le relief, velouté de suie et doucement éclairé d’en haut, montre Adam et Eve, avec la date 1652 : épaves d’un château du voisinage que les obus ont éventré. Il y avait aussi, au milieu de la pièce principale, sur une poutre d’étai, une « adorable » figure de femme, toute en sourire, mystère, idéal et suavité, tirée d’un numéro en couleur d’un grand illustré. Partout, au front, et jusque chez les Anglais, j’ai retrouvé ce genre de décor. C’est une illusion de présence féminine. Elle aide à supporter les longues monotonies d’une vie cénobitique.

Ce qui frappe, c’est l’allure tranquille et grave des hommes. Nous l’avions déjà remarquée sur la route en croisant un bataillon de relève. L’impression se précise à les voir de près comme nous avons fait, tout ce jour-là, dans la forêt. Cette vie est devenue leur vie. Ils font partie maintenant de cette forêt qu’ils ont aménagée pour la guerre. Ils ont pu redouter le deuxième hiver, — le premier fut horrible, les tranchées insuffisantes et sans rondinage : des fossés de bouc où l’on pouvait perdre pied. Ils attendent tranquillement le troisième. Quelques-uns me l’avaient dit : « Nous sommes prêts à vivre comme cela. » L’adaptation est faite, et doublement : les habitudes sont prises, les corps entraînés ; et puis les défenses contre le Boche, contre les intempéries, sont bien plus parfaites. En temps normal, quand on n’attaque pas d’un côté ou de l’autre, — au couteau, à la grenade, — quand il n’y a pas de coup de, mine, et puis de ruée pour occuper les lèvres de l’entonnoir, quand le danger n’est que de la ration d’obus régulièrement administrée