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quelques coups d’œil, mais dans tout son détail, impossible à jamais oublier, gravé du premier coup dans l’esprit, comme un paysage nouveau que l’on a vu surgir, la nuit, dans la subite illumination des éclairs. Et à travers tout cela, par fragmens, un étroit ruban jaunâtre qui disparaissait à droite derrière les monceaux de cendre. On avait vu le talus de première défense où se terre l’invisible ennemi.

Et plus de chants d’oiseaux, pas un bruit dans ces lieux dévastés. Mais on savait que, de l’autre côté, des fusils devaient attendre, des yeux devaient épier, que si l’on parlait seulement, on serait entendu ; une demi-heure auparavant, dans un poste voisin, un pauvre guetteur avait été blessé pour être resté un instant de trop à son créneau. On était devant la zone interdite où l’on ne met le pied que pour défier ou pour donner la mort.

Le couteau dans les dents et des grenades dans les mains, nos hommes devaient la franchir le même soir.


On nous montre l’arrière-pays dont la ville, les bourgs, les villages servent aux quartiers généraux, aux administrations, aux cantonnemens, abritent des magasins, ateliers, hôpitaux et dépôts d’éclopés. Partout la vie militaire, sa hiérarchie, son exactitude, son unité ont pris la place des modes imprécis, divers et spontanés de la vie civile. C’est un autre monde où d’autres lois produisent d’autres aspects de l’homme. Même impression qu’en pays d’Islam où la règle commande à tous le même vêtement et fait les physionomies presque pareilles. Ici, l’uniformité est plus complète encore, puisque dans la société militaire l’enfance ni la vieillesse n’apparaissent, puisque l’homme s’y présente toujours dans l’intégrité de sa force et, presque toujours, dans la perfection de sa jeunesse. C’est un des prestiges de ce monde, avec la certitude des commandemens et des obéissances, l’absolu de la discipline, la logique de la belle forme où l’individu s’abolit avec ses prétentions et ses faiblesses. En temps de guerre, ces prestiges s’exaltent de valeurs nouvelles, toutes morales et qui dominent toutes les autres. L’instrument dont on admirait la symétrie mathématique et la précision s’applique alors à ses fins, lesquelles sont vitales pour un peuple ; et le service qu’il rend est infini. Et c’est une