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énergie d’ordre spirituel qui l’anime : patiente volonté de dévouement, sentiment mystérieux où l’homme se déprend de son être individuel et le jette sans regret à la mort, parce qu’il n’est plus rien alors qu’une parcelle de l’immortelle France.

A Sainte-M…, à trois lieues de l’ennemi, où le sergent de ville, le facteur, le balayeur de la rue sont des soldats casqués, où la foule, à six heures du soir, sur la grand’place et dans la grand’rue ne présente aux yeux que le bleu gris de l’uniforme, où les rares marmots (comme jadis les petits Marocains dans le bled occupé) nous faisaient le salut militaire, — je voyais, comme jamais encore, la France métamorphosée pour la guerre. Je voyais un monde dont la vie était plus claire, plus énergique et logique, chaque détail convergeant, par l’effet d’un vouloir unanime et d’un commandement distribué partout, vers une fin souveraine. Sans doute, un tel monde est anormal et ne persiste en sa perfection que par la guerre et par le sentiment de la nécessité nationale. Procédant de la volonté humaine, ordonné rationnellement, à la façon d’un mécanisme, on peut même dire qu’il est le contraire d’une forme naturelle de la vie. Et de là, sans doute, l’obscure nostalgie qu’ont les soldats, quand la lutte n’est pas immédiate, des modes ordinaires et spontanés de cette vie, leur besoin de revoir des villages peuplés de paysans, des rues où les plus nombreux sont des civils. Mais un tel sentiment n’est que celui des jours d’attente et de détente. Il disparait devant l’ennemi. Car alors, malgré tout, l’ordre militaire devient un ordre naturel. Réaction de défense, les habitudes et routines s’arrêtant, l’être social se coordonnant sous le commandement de l’idée claire et de la volonté réfléchie, pour repousser le péril. A tous les degrés de l’échelle zoologique, l’attaque du dehors excite la conscience en excitant la créature à s’orienter et se tendre systématiquement vers l’acte de défense. Par cette substitution d’une activité plus ou moins réfléchie, on peut presque dire rationnelle, aux démarches accoutumées et généralement obscures de la vie, l’ordre de la nature semble rompu, mais un phénomène si général est pourtant de l’ordre de la nature. C’est encore un instinct qui suscite alors, avec la volonté, la pensée qui combine. C’est un instinct, toujours, qui pousse certains troupeaux à se rassembler et discipliner pour piétiner le fauve.

Avant que j’eusse vu nos soldats au front, des femmes,