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militaire n’a jamais cessé de se répéter, avec la notion de l’idéal, les mœurs et les types qui sont propres à la société militaire. Chez un vieux peuple qui s’est battu au cours de tous ses siècles, — se bien battre et bien parler, c’est la caractéristique que César en donnait déjà, — rien d’étonnant si quarante ans de paix, de rationalisme et d’individualisme appliqués n’ont pu étouffer des habitudes et tendances vieilles de deux mille ans, si les instincts et vertus ataviques, qui dormaient latens, se sont réveillés au premier outrage de l’ennemi, pour s’employer joyeusement à des tâches retrouvées.

Nous causions de tout cela, le soir à la table du général A… Il nous disait : « Ils savent tous le pire de la guerre : ils l’ont appris à Verdun, en Champagne, en Belgique, — la plupart ici même où nous avons eu des combats très durs. Ils savent aussi n’y pas penser. Ils ont appris à vivre au jour le jour, dans le moment présent, qui le plus souvent est facile. C’est une telle simplification de la vie que de n’avoir plus qu’à obéir, comme ils savent que leurs chefs obéissent ! Être déchargé de soi-même, n’avoir plus à penser qu’à la besogne immédiate, immédiatement commandée ! La plus dure s’allège quand elle est celle de tout le monde ; comme la pire condition de vie apparaît acceptable, du moment qu’elle est commune. Au fond, la vie militaire, en campagne, c’est une forme naturelle de la vie. L’idée du danger, de la mort ? Elle devient vite ce qu’elle est au cours de l’existence ordinaire. Évidemment, le risque est plus grand. Combien de fois plus grand ? On n’y pense plus. On vit, voilà tout ; est-ce que vous vivez en pensant à la maladie ou à l’accident qui vous emportera, — dans combien de jours ou de mois ? Vous ne le savez pas, et c’est l’essentiel. Qu’importe un peu plus tôt, un peu plus tard ? Tant de fois, un soldat a vu tout près l’explosion blanche ou notre de l’obus, et la balle ou l’éclat n’était pas pour lui ! Ils deviennent vile fatalistes. Et puis, vous savez, ils voient beaucoup la mort. Elle aussi finit par leur apparaître comme un fait vraiment ordinaire, un moment naturel de la vie… Être tué : cela aussi fait partie de la condition commune… »

Un officier ajoutait : « Voulez-vous savoir ce qui fait plus que tout leur inlassable volonté ? — la ruine universelle de ce pays, tous les villages incendiés : les Boches les ont allumés quand ils durent reculer après la bataille de la Marne. Tenez, vous