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français leurs contemporains avec eux, ne sont pas comme hantés par l’obsession d’un même problème : celui du bonheur ? Et c’est cette préoccupation essentielle qui donne à l’œuvre de ces deux siècles littéraires, — comme à la littérature française en général, — cet accent d’humanité que les étrangers eux-mêmes aiment à trouver en elle.


Précisons encore, s’il se peut, et serrons de plus près les questions. Prenons quelques-unes des grandes œuvres françaises qui se sont le plus fortement imposées à l’attention et à l’admiration européennes, et demandons-nous ce qui, plus que tout le reste, a légitimé et consacré leur durable fortune.

A Jove principium. La Chanson de Roland est notre premier chef-d’œuvre national. Chef-d’œuvre incomplet sans doute, et chef-d’œuvre un peu rude, mais chef-d’œuvre tout de même, ce vieux poème où, selon le mot de Gaston Paris, « apparaît pour la première fois cette divine expression, la douce France. »


Tere de France, mult estes dulz païs.


Et chef-d’œuvre enfin qui a fait au moyen âge le tour de toute l’Europe. Traduit en Espagne et en Allemagne bien avant l’apparition des Niebelungen et du Romancero du Cid, l’Italie, l’Angleterre, le Danemark, l’Islande l’ont connu à travers d’innombrables compilations ou adaptations. Or, la véritable raison de cette universelle renommée, c’est un poète, Auguste Angellier, qui l’a donnée, dans un opuscule trop peu connu. « Ce qui distingue, écrivait-il, la Chanson de Roland des épopées de tous les temps, c’est qu’elle a cette suprême beauté d’avoir relevé le malheur et d’être le poème du revers noble et de la mort glorieuse… Certes, ce n’étaient pas les noms retentissans de batailles ou de guerriers qui manquaient au poète… Je ne sais rien de plus grand et de plus touchant que ce spectacle unique d’une nation qui, lorsqu’elle peut s’attacher à des souvenirs heureux et glorieux, s’enthousiasme pour une souffrance et s’éprend d’une défaite ! » Et voilà ce qu’ont senti, plus ou moins obscurément, tous les autres peuples : ils ont lu, admiré, adopté notre vieille chanson de geste, parce qu’elle leur offrait le généreux témoignage d’une humanité supérieure. Franchissons quelques siècles. Il n’y a pas, dans toute notre littérature, de livre plus « européen » que les Essais de