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— Salut, papa… Et cette santé ?

— Salut, fils. Ça va ? Et à la maison ?… Bonjour, Suzele. Comme tu deviens belle ! Je n’ose plus t’embrasser… Monsieur Reymond, soyez le bienvenu chez moi.

Le geste hospitalier, il leur montrait la maison basse, le jardin. Déjà, Victor Weiss avait rejoint Catherine près de la fontaine.

— Catherine ! Cette vieille Catherine !… Es-tu mariée, cette fois ? J’ai, à Friedensbach, un vieux pour toi… Soixante-huit ans et bon estomac. Un mot et l’affaire est conclue. Je te marie le même jour que ma fille.

Catherine riait, les poings aux hanches, le bonnet chaviré sur une oreille. Désignant Reymond du menton, elle disait très bas :

— Est-ce que c’est lui ?…

— Jamais de la vie ! Il est Suisse, celui-là… Ah ! je le mets plus haut que Kraut et que Kummel, mais je veux un prétendant qui boive, depuis vingt ans au moins, le kirsch d’Alsace.

— À table ! à table ! criait le grand-père.

Un chef-d’œuvre, cette table, avec son pot à lait ventru, sa cafetière bedonnante, son rayon de miel, sa miche, son gâteau aux groseilles, sa corbeille de fraises. Deux tourterelles qui roucoulaient dans une cage remplissaient la demeure de leur mélancolie amoureuse.

— Que c’est joli, grand-père ! Comme nous allons être heureux, les deux seuls, pendant huit jours ! Comme je me réjouis de travailler au jardin avec Catherine ! disait Suzanne.

— Oui, ma Suzele, répondait le vieillard. Ta place, ici, près de moi. Monsieur Reymond… Victor… Et n’oublions pas que c’est dimanche, aujourd’hui. Je demande la bénédiction d’en haut. « Mon Dieu, bénis cette nourriture que tu nous donnes en abondance. Fais que nous en usions avec reconnaissance, avec joie, et pour ta gloire. Amen !… »

On attaqua le pain, le lait, le café, le miel, le gâteau, les fraises. Reymond ne disait pas grand’chose. Il regardait, il écoutait ces Alsaciens, trois générations restées fidèles aux deux parlers de la province : le patois, dru, rauque, bruit du cailloux que charrie le torrent, tout de franchise, et soudain, là dedans, le français habillé à l’alsacienne, tout en bonhomie chantante. Le grand-père faisait la chronique de Milchpach.