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II

Si féconde et si brillante que soit une littérature, elle n’est pas l’unique, ni même le plus important facteur d’une civilisation : la religion et la philosophie en sont d’autres plus puissans, plus intimes ; et si le génie d’une race se traduit peut-être moins clairement dans ces formes plus impersonnelles de l’activité nationale, il s’y révèle cependant aux regards de l’observateur attentif.

Pour bien saisir ce qui constitue l’originalité propre de la philosophie française, on n’a qu’à songer à une philosophie voisine, hier encore très arrogante, et dont nous commençons à soupçonner les sinistres méfaits. On ne saurait concevoir contraste plus frappant. Et d’abord, en ce qui concerne la langue. Tandis qu’en Allemagne, les philosophes, — à l’exception de Schopenhauer et de Nietzsche, qui sont d’ailleurs nourris de notre littérature, — se forgent une langue barbare, pédante, toute hérissée de mots nouveaux et d’expressions sibyllines, nos philosophes français, eux, se font une gloire et une loi de parler et d’écrire la langue de tout le monde, et de s’adresser non aux pédans de l’école, mais aux « honnêtes gens. » Ce sont, pour la plupart, de bons, voire d’excellens écrivains, et parfois même de très grands écrivains. Si Renouvier et surtout Auguste Comte, écrivent, avouons-le, assez mal, si Descartes n’est peut-être pas le maître de la langue qu’on a quelquefois salué en lui, c’est un bien remarquable écrivain que Malebranche, et si l’on ne veut pas mettre au nombre des purs philosophes un Voltaire ou un Rousseau, un Lamennais, un Renan ou un Taine, y a-t-il dans aucune langue un plus grand écrivain que Pascal ? « Le bon sens, disait Descartes, — et ce sont les premiers mots du Discours de la méthode, — est la chose du monde la mieux partagée. » Et, à cet égard, tous nos philosophes ont pensé comme Descartes. Ils ne font pas deux parts dans le monde : les philosophes, et les autres, la foule innombrable des pauvres êtres qui ne « pensent » pas. Pour eux, tout être humain est capable de réfléchir, de « penser, » donc de recevoir et de juger la vérité. Et c’est à l’universalité des esprits cultivés qu’ils soumettent le résultat de leurs spéculations sur l’ensemble et sur le fond des choses.