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discipline scientifique : ils se sont soumis au réel ; la méthode et la précision ne leur ont pas été des vertus étrangères ; quand ils spéculaient sur la nature et sur la science, ils partaient de notions positives, concrètes, et qu’ils connaissaient autrement que par ouï-dire. D’autre part, nos savans, en sortant de leurs laboratoires, en se mêlant au monde des idées générales, ont appris à penser et à juger leur science ; ils ont su lui assigner sa juste place dans l’ensemble des choses et des connaissances humaines ; ils en ont connu l’exacte portée, et en même temps, ils en ont touché les limites. Ils ont bien vu qu’elle n’était pas le tout de l’homme, et que, dans l’homme même, et en dehors de l’homme, bien des réalités échappaient à ses prises. Bref, ils ont fermement répudié le scientisme, cette grossière doctrine de demi-savans ou de demi-philosophes qui nous vient d’Allemagne, et qui consiste à faire de la science positive le type unique du savoir et l’unique règle de l’action. Ils ont eu le culte raisonné de la science, ce qui est bien ; ils ont évité d’en avoir la religion ou la superstition, ce qui est mieux encore. Et en l’affranchissant de cette superstition servile, ils ont rendu à l’esprit humain un service dont nous commençons seulement à entrevoir le bienfait.

La tradition philosophique française a encore un autre caractère : elle répugne aux systèmes rigides, abstraits, aux « palais d’idées » dont s’enchante, sous d’autres cieux, l’imagination dialectique. Non, certes, que nous en soyons incapables. Descartes, ce « héros de la pensée moderne, » comme l’appelait Hegel, est un génie aussi constructeur que Kant, et l’on ne voit pas ce que Malebranche peut avoir à envier à Spinoza, et Auguste Comte à Hegel. Mais il y a dans les constructions françaises moins d’arbitraire, un souci plus vif et plus constant de côtoyer la réalité et de se modeler sur elle ; et d’ailleurs, les systèmes de nos philosophes ne sont point de vastes prisons où ils s’enferment eux-mêmes, on s’interdisant d’en jamais sortir ou de regarder au dehors. Il leur arrive sinon de se contredire, tout au moins de tenter d’autres voies un peu divergentes, de suivre des points de vue, d’essayer des modes de penser que l’attitude générale de leur esprit ne faisait point prévoir. Voyez Descartes : il passe avec raison pour être le père du rationalisme moderne et pour avoir fait triompher une conception mécaniste du monde qui lui a longtemps survécu ; et cela, encore