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conversations de Décaméron et le dialogue en concetti, c’est la fantaisie ; mais le furieux malentendu : — « Je ne vous aime pas, Marianne, c’était Cœlio qui vous aimait ; » — c’est l’histoire de beaucoup d’hommes et de beaucoup de femmes dans tous les pays et dans tous les temps. Le parc autour d’un château d’autrefois, les vieux arbres et la fontaine, le chœur des paysans, Dame Pluche et Bridaine, c’est le décor pour un conte de ma mère l’Oye ; mais entre Camille et Perdican se livre un de ces cruels jeux de l’amour, pareils à un combat meurtrier. Il en est à peu près de même dans Fantasio, dans Barberine, dans Il ne faut jurer de rien. La même définition convient à ces pièces irréelles et vraies. Elle s’applique moins exactement au Chandelier. Ici la part de la fantaisie est moindre et la réalité est moins enveloppée. Certes Musset a jeté comme toujours l’esprit et la gaieté à pleines mains ; la marche de la pièce est libre et souple ; le dialogue a des ailes, et il y a dans le rôle de Fortunio tant de poésie que toute la pièce en est illuminée. Il reste que le Chandelier est, dans le théâtre de Musset, une comédie moins rêvée que les autres, moins différente de ce que nous avons coutume d’appeler une comédie, et qui s’insère d’elle-même à sa place dans la suite de notre comédie classique, bourgeoise et gauloise.

On sait que le souvenir d’une aventure personnelle servit à Musset de point de départ. Il était à peine hors de page : je veux dire qu’il venait de quitter le collège. L’enfant s’était fait adolescent, son regard s’était affermi, son air s’était enhardi : « La première femme qui s’aperçut de ces changemens était une personne de beau coup d’esprit, excellente musicienne, railleuse, coquette et atteinte d’une maladie de poitrine incurable. Pour aller la voir à la campagne où elle l’engageait sans cesse à venir par des billets d’un laconisme prudent, Alfred manquait au rendez-vous de sa muse et traversait la plaine aride de Saint-Denis. Comme il voyait bien que cette femme ne le regardait plus des mêmes yeux qu’autrefois, et que pourtant elle affectait de le vouloir toujours traiter en enfant, ce manège l’étonna. Il lui fallut du temps pour reconnaître qu’on abusait de son innocence et qu’on lui faisait jouer le rôle de Fortunio. La dame était pourvue d’un Clavaroche, mais elle n’avait pas le cœur de Jacqueline. Elle resta insensible aux tendres reproches du jeune homme dont elle s’était moquée de la manière la plus cruelle. » En transportant ce souvenir dans le domaine de la fiction, Musset l’a à peine transporté. Il s’est tenu tout près de la réalité, qui n’est pas ici fort relevée. Il n’a guère changé ni la condition des personnages