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l’amour donne de l’esprit. Seulement, le jeu est dangereux : c’est un piège, auquel elle se prend d’autant plus aisément qu’elle a moins de défense. Elle est trop femme pour ne pas voir que ce Fortunio est charmant, avec ses yeux bleus, sa grâce de novice et ce cœur qui s’offre, et ce don qu’il a de dire si joliment les choses. Il présente aux yeux de Jacqueline l’amour sentimental, l’amour pénétré de tendresse et mouillé de larmes, et c’est une sorte d’amour que Clavaroche ne lui a pas fait connaître. Comme elle trompait maître André avec Clavaroche, elle va tromper Clavaroche avec Fortunio, et elle y aura aussi peu de scrupules et aussi peu de remords : « Je fais ce que vous m’avez dit. » Elle n’y mettra, d’ailleurs, nulle perversité. Elle n’est pas telle que la Napolitaine, et l’amour, pour lui plaire, n’a pas besoin d’être un péché : il suffit que ce soit l’amour. Elle l’aime pour lui-même, avec ingénuité. Ce n’est pas sans raison que j’évoquais le souvenir d’Agnès, et ici encore Musset est dans la tradition. Car Jacqueline, c’est l’instinct, et c’est la nature.

Et Fortunio… quelle erreur de faire jouer son rôle par une femme ! Ici encore, l’erreur n’est pas nouvelle, puisqu’elle date des représentations du Théâtre-Historique. Le rôle y fut tenu par Mlle Maillet. Par bonheur, ses interprètes à la Comédie-Française se sont appelés Delaunay et Le Bargy. Car le rôle est éminemment un rôle masculin : il signifie, pour tout dire, une date dans la vie masculine. Fortunio, c’est un âge et c’est un tempérament. Clavaroche ne s’y trompe pas, lui qui s’y connaît, étant lui-même un homme à femmes : « Je le tiens pour poisson d’eau vive : il est friand de l’hameçon. » De tout son être il appelle l’amour, et, comme un avant-goût, il en respire l’odeur : « Que Roméo possède Juliette, je voudrais être l’oiseau matinal qui les avertit du danger. » Ce ne serait pas faire un très joli métier ; mais Fortunio est comme Jacqueline : il ne s’embarrasse pas de beaucoup de scrupules. Quand Jacqueline lui explique son ingénieux système de comptabilité en partie double : « Le mari sûr de ses quittances ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu’il n’a pas payé tout ce qu’il voit sur l’épaule de sa femme ; » il repart avec bonhomie : « Je ne vois pas grand mal à cela. » Lui aussi, il est d’avis que l’amour est l’amour et qu’il n’y faut pas regarder de trop près. C’est pourquoi nous aurions tort de nous laisser trop impressionner par ses grands désespoirs, par l’éloquence de ses plaintes et par tout cet étalage de douleur tragique. Quand il parle de ses souffrances, il est sincère sans doute, mais ce sont souffrances où il se plaît : il ne les donnerait pas pour tout l’or du monde. Et surtout, c’est un langage