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remettre en mémoire le nom de l’écrivain polonais que j’avais ainsi, très fâcheusement, négligé de « découvrir » quatorze années plus tôt ! Encore mentirais-je en disant que, même à cette date, les multiples aventures « néroniennes » de Lygie et de Vinicius m’aient fait changer d’opinion touchant l’originalité littéraire d’Henri Sienkiewicz. Par-dessous une habileté de main et une souplesse d’esprit incontestables, il me semblait retrouver là une espèce de froideur ou de « détachement » qui déjà m’avait frappé dans les agréables petits récits de naguère, comme si l’auteur, trop attentif à nous dissimuler sa continuelle imitation de modèles étrangers, évitait soigneusement de s’abandonner tout entier à ressentir les angoisses ou les joies de ses personnages. Et aussi ne saurais-je oublier tout ce qui s’est mêlé de surprise à mon ravissement lorsque, durant l’été de cette même année 1900, ayant résolu de rendre compte ici d’un nouveau roman de l’écrivain polonais, j’ai soudain éprouvé l’impression de voir surgir devant moi un art tout différent de celui que représentait pour moi jusqu’alors, le nom de Sienkiewicz[1]. Le roman s’appelait : Les Chevaliers de la Croix, et racontait la lutte séculaire de la Pologne contre ces terribles chevaliers de race allemande, pour aboutir enfin à une ample et magnifique peinture de l’immortelle victoire polonaise de Grünewald. Cette fois, le narrateur s’était livré à nous tout entier ; et que si, par instans, son histoire continuait à réveiller en moi des échos de Walter Scott ou d’Alexandre Dumas, je devinais assez que lui-même, d’un bout à l’autre du livre, n’avait eu de pensée que pour l’évocation vivante de l’un des plus tragiques et superbes exploits des héros de sa race. Avec toute la couleur et tout l’attrait adroitement varié d’un roman, ce livre me produisait plutôt l’effet d’un grand poème épique, d’une œuvre en vérité inégale et trop manifestement improvisée, mais qui souvent, par-delà les Martyrs et d’autres tentatives modernes, nous forçait à nous rappeler des chants de l’Iliade.

Dorénavant Sienkiewicz avait cessé d’être pour moi un simple « adaptateur, » se contentant d’offrir à ses compatriotes un art expertement emprunté aux maîtres les plus en vogue des récentes écoles de Paris ou de Londres. Amené par la rencontre des Chevaliers de la Croix à constater chez lui des qualités littéraires infiniment plus hautes, et qui n’étaient qu’à lui, j’avais même cru reconnaître l’origine,

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1900. J’ajouterai qu’une excellente traduction de ce roman a paru depuis lors sous le titre de : Les Chevaliers Teutoniques (1 vol., librairie Fasquelle).