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visiteur m’a fait une réponse qui toujours, depuis lors, m’est demeurée présente dans l’oreille et au cœur.

— Ce que vous venez de me dire, m’a-t-il répondu, me prouve qu’en effet vous ignorez absolument et l’œuvre et le rôle de notre Sienkiewicz ! Je ne m’arrêterai pas à discuter avec vous le mérite littéraire de Quo Vadis ? , encore qu’il me semble que l’universalité même du succès de ce livre, signé d’un nom jusqu’alors tout obscur, et n’ayant pour se recommander que son seul contenu, devrait suffire pour vous empêcher de le mettre au niveau d’un Dernier jour de Pompéi ou d’une Fabiola. Pareillement je vous laisserai continuer de croire que la Famille Polaniecki n’égale pas le mérite littéraire d’un roman de Flaubert ou du comte Tolstoï, — sauf peut-être pour vous à devoir regretter, quelque jour, votre excès de rigueur vis-à-vis d’une œuvre qui rachète amplement ses défauts extérieurs par l’exemplaire réalité « polonaise » d’un bon nombre de ses portraits. Sans compter que tous ces récits d’Henri Sienkiewicz ont pour nous un attrait qui, forcément, vous échappe : l’attrait d’une langue à la fois précise et sonore, aussi nouvelle dans son genre que l’était jadis pour nos pères la langue poétique de Mickiewicz. A supposer même que l’auteur En Vain se fût borné à créer chez nous cette langue, dorénavant impérissable, de la prose polonaise, ne serait-ce point déjà un mérite suffisant pour nous justifier de l’aimer et de le vénérer ainsi que nous faisons ? Mais, au vrai, tout cela n’est qu’une faible partie de notre dette nationale de reconnaissance envers Sienkiewicz. Cet homme dont il n’y a personne chez nous qui n’éprouve pour lui la tendre et fidèle vénération d’un fils, cet écrivain que la Pologne entière a récemment honoré comme une espèce de roi, en le priant d’accepter un domaine princier à l’acquisition duquel pauvres et riches avaient collaboré, ce consciencieux et modeste ouvrier de lettres a été l’un des grands bienfaiteurs de notre nation. « Ainsi s’achève, — écrivait-il lui-même en 1888, à la dernière page de son Messire Wolodyowski, — cette trilogie conçue et patiemment élaborée pour le réconfort des cœurs polonais ! » Oui, plus que tout autre de ses compatriotes, Sienkiewicz a travaillé et réussi à nous « réconforter. » Rien au monde ne pourrait vous donner une idée de l’événement merveilleux qu’a été pour tout cœur polonais l’apparition, en 1884, du premier des romans de la « Trilogie. » C’était comme si notre Pologne entière se fût, tout d’un coup, réveillée d’un long et pénible sommeil, comme si elle eût soudain retrouvé une voix, et comme si ce retour à la conscience de son être lui eût rendu,