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— Ne me mettez pas l’eau à la bouche. Un hiver comme celui-ci est le pire des supplices.

Et voici qu’il parle comme Jean Bohler.

— Si nous étions nous-mêmes, libres, nous aurions un petit théâtre, nous ferions venir de temps en temps un conférencier… Allez donc essayer !… Kummel, Döring et le gendarme, c’est la sainte Trinité. Plutôt que de subir des observations, des ricanemens ou des rebuffades, on renonce à tout, on se met en boule, comme le hérisson. Et quand le brouillard s’en mêle, c’est complet. Brr !

Vraiment, le journaliste en mal de copie qui viendrait en ce moment, à Friedensbach, collectionner des mots héroïques, partirait la besace vide. À quoi bon parler, déblatérer ? Est-ce que ça avance les choses, par hasard ?

Le père Herzog, le vaincu de Sedan, cloue donc ses semelles en conscience. Le vieux Schmoler, le vaincu de Woerth, va et vient dans son grenier, sépare les pommes blettes des pommes saines, mastique le trou où passent les rats, coupe menu des branches sèches, les lie en fagots. Et Jacobine trottine du fer à repasser à la casserole où cuit le saucisson. Au restaurant, Mme Vogel continue à faire sauter les omelettes, à goûter les soupes, à dresser la table, à sourire aux cliens avec une placidité qui maîtrise les langueurs de Kraut. Pauvre Kraut ! Ce brouillard le déprime plus que quiconque. Parfois, après qu’il a chiffré tout un matin, sa pensée s’arrête comme une horloge encrassée. Dans le cliquetis des fourchettes qui le fatigue, il songe à la retraite. Est-ce qu’un homme de son âge a été créé pour vivre seul ? Il convient qu’une femme veille sur le trousseau, entoure d’un linge la boule d’eau chaude, noue ses bras tièdes autour de ce cou de fonctionnaire fidèle. Kraut ne sait plus bien s’il a fait à l’hôtesse un signe amical. Il croit que oui… Les dîneurs sont partis. Kraut demeure seul sous la flamme de gaz qui crépite… S’il entrait dans la cuisine ?… S’il disait très simplement sa solitude, les besoins de son cœur, le chiffre de sa retraite ?… Il n’ose pas. Il n’osera jamais. Et il s’en va, le chapeau vert enfoncé sur la nuque, les yeux candides, un peu triste, la barbe suintante de brouillard.

C’est encore lui. Il fait décidément trop laid dehors, trop froid dans la chambre, sous les tuiles. Kraut a pris une décision. Il se sent fort de toute la vieille Allemagne qui sert Dieu, fort