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celle de la Russie n’était que de 3 litres 1/8, et ce pays n’arrivait que le onzième, bien loin derrière la Belgique, l’Italie et l’Allemagne, dans l’échelle comparée de la consommation de l’alcool.

A quoi donc attribuer la réputation, en partie injustifiée, de la Russie à ce sujet ? Peut-être à ce que l’usage de l’eau-de-vie, sous son nom de vodka, s’était si bien répandu dans toutes les classes de la société russe que les étrangers avaient fini par la considérer comme une sorte de Boisson nationale ; peut-être aussi à ce que, dans les classes populaires, l’ivrognerie s’étalait avec une insouciance qui confinait à l’impudeur ; peut-être enfin à ce que l’on avait étendu à tout l’Empire les habitudes d’intempérance localisées dans certains centres ouvriers, mais qui, en réalité, n’affectaient que très peu l’énorme masse de la population rurale.

Même dans les milieux les plus raffinés, la vodka avait sa place à la table de famille. Tout dîner russe bien ordonné se compose de deux services : le dîner proprement dit et les zdkouskis, ou hors-d’œuvre. Ces hors-d’œuvre nombreux, succulens et variés, sont rangés sur une table à part. Avant d’aller s’asseoir autour de la table principale, les convives, munis d’une assiette et d’une fourchette, font leur choix parmi les zakouskis, qu’on a l’habitude de manger debout, et qu’avant la guerre on arrosait d’un ou de plusieurs petits verres de vodka. Cela constituait une sorte de rite auquel aucun Russe ne se fût avisé de manquer. Il est bien connu aussi que les vins fins et les spiritueux, de France ou d’ailleurs, jouissaient dans la haute société russe d’une faveur qui n’allait pas sans quelques inconvéniens…

Pour mauvaises qu’elles soient, ces coutumes avaient leurs quartiers de noblesse ! Au temps des grands-ducs Sviatoslaf et Vladimir le Saint (à qui la population de Kieff doit son baptême) l’ivrognerie était bien portée. Le héros des légendes populaires, Illia Mourometz, avant d’entrer en lutte contre son adversaire, se vante de boire en une seule fois sept védros de bière (140 litres) et de manger sept pouds de blé (115 kilos). Dans la même épopée, Nikiticha Dobrine, à qui sa femme vient de remplir un vase d’une capacité de 20 litres, le prend d’une main et le vide d’un seul trait ! Les anciens Russes regardaient l’ivresse comme la source des gais propos et de la gaillardise, « Pour le Russe, disait le proverbe, la boisson, c’est la gaieté et