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visité la Russie avant la guerre ne peut se faire une idée des scènes attristantes dont les débits d’alcool et la rue même étaient chaque jour le théâtre. Dans les quartiers populeux de Pétrograd, et en général de toutes les villes russes, on peut voir des petites boutiques, peintes de couleurs vives et surmontées d’enseignes sur lesquelles on lit : traktir, tchaïnaïa. C’est ce que l’argot parisien appelle des caboulots où le peuple, — et souvent le plus bas peuple, — se rassemble à ses heures de loisir. A travers les vitres, crasseuses et ternes, on aperçoit des tables, quelquefois nues, d’autres fois couvertes de nappes plus ou moins souillées. D’après leur dénomination, les tchaïnaïas, ou maisons de thé, n’auraient dû offrir à leur clientèle que des boissons inoffensives, mais l’alcool, beaucoup plus rémunérateur pour le débitant, s’y consommait comme au traktir. Les pires falsifications de la vodka y coulaient à flots, ruinant les familles, détruisant les santés, détraquant les cerveaux… Là, se préparait la triste clientèle des prisons et des hospices d’aliénés. Les jours de paie étaient le triomphe du traktir. Alors, le scandale débordait dans la rue, comme un flot immonde, impossible à contenir. A l’entour des usines et dans certains quartiers, le spectacle devenait véritablement poignant. L’ivresse hoquetante des hommes se mêlait à celle des femmes sous les yeux d’une gaminaille amusée ; les conversations dégénéraient en disputes, les disputes en batailles, pour aboutir enfin à l’outchastok (poste de police).

Mais rien n’égalait peut-être en tristesse le spectacle qu’offraient les abords des kazionkas ou maisons de vente de l’alcool. La, point de tables autour desquelles on s’assemblât ; aucune excuse de jeu, de distraction ou de camaraderie : l’alcool pour l’alcool, l’ivresse dans toute sa hideur. La kazionka était toujours pleine et une foule énorme se pressait à l’entrée, attendant son tour. Et quelle foule ! Des hommes, des femmes portant sur leurs vêtemens en désordre, sur leurs visages, jeunes ou vieux, tous les signes caractéristiques de leur vice ; des enfans, marqués des stigmates de la dégénérescence. Les uns apportaient avec eux une bouteille, déjà remplie et vidée bien des fois ; les autres, attendaient de recevoir à l’intérieur le récipient avec son contenu. Les cris, les injures, les quolibets se croisaient au-dessus de cette foule, ivre avant d’avoir bu. « Est-ce que tu te crois à la Douma que tu beugles