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si accoutumés à elle qu’elle ne nous étonne plus. Le mystère qui est en elle, nous ne le voyons plus, nous avons cessé de savoir qu’il existe. Pour qu’il se révèle à nous, il faut qu’une circonstance fortuite dérange l’aspect coutumier, l’aspect usé de la réalité. Il faut que La réalité change. Ainsi, par exemple, d’un visage, et très cher, qu’il nous semble que nous découvrons, un jour, en nous apercevant qu’il a vieilli. Il faut que la réalité change, ou que changent nos yeux qui la regardent. Si je comprends ce qui est arrivé à Verhaeren, ce fut la maladie subitement qui lui modifia le spectacle quotidien. Les objets, autour de lui, étaient les mêmes, sans qu’il eût bougé ; mais il ne les regardait plus de même : ou il n’était plus le même à les regarder. N’est-ce pas ce qu’il entend par cette « déformation morale, » sous-titre de ses Débâcles ? et le sous-titre de ses Flambeaux noirs, « projection extérieure, » indique l’assurance qu’il a eue, sans doute plus tard, d’être l’auteur de la métamorphose. Mais la métamorphose l’avertit de s’étonner : et la réalité nous étonne quand nous prenons une conscience nette et nouvelle de son étrangeté authentique. C’est ainsi que Verhaeren, peintre de la réalité flamande, est allé au mystère.

Il y est allé avec son tempérament, tel que le montrent ses premiers poèmes et tel que le montrera son œuvre tout entière, fougueux, farouche, et très sensible ou sensuel, soumis et presque livré à son émoi, peu touché de métaphysique ; et son imagination lui grandit les apparences du monde, les lui embrase, les lui affole. Il est allé vers le mystère et n’y cherche pas une idée de l’inconnaissable ; mais il éprouve, devant le mystère, un poignant effroi. Il n’adore pas le mystère : il le redoute. Et ses poèmes sont le chant de son effroi. Les Soirs, les Débâcles et les Flambeaux noirs : poèmes de terreur. Les bruits de la campagne, cloches qui tintent, pas sur les routes, les essieux qui grincent, les meuglemens dans les étables et les prés, ces bruits de la vie calme et heureuse autrefois, deviennent le cri de douleur de la campagne. Le doux crépuscule d’été, l’agonie du jour. Les nuages, dans le ciel, 6ont las de leurs courses. Le moulin, qui laisse tomber ses bras, meurt. Les arbres de l’avenue ne gardent pas leur immobilité : Ils cheminent, pèlerins d’épouvante. Le marais luit ; le soir défaillant y jette


L’éclair de son épée et l’or de son armure,
Qui vont flottant au flot, flottans et vains,
A peine encor frôlés par la splendeur diurne,
Mais lentement baisés par la lèvre nocturne
De la lune, pieuse et douce, aux mains d’argent.