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pareilles à des demi-coquilles de noix, dressent leurs mats clairs, leurs grandes vergues obliques portant la voile enroulée. Leurs flancs bariolés de jaune et de bleu déversent sur les dalles gluantes un flot de paniers, de ballots et de caisses, les cruches rouges striées de dessins blancs, les sacs de farine, les corbeilles de citrons et d’oranges et les tonneaux qui exhalent les forts parfums du vin résiné. Des embarcations se détachent du quai, filent vers les bateaux de guerre qui se tiennent en ligne là-bas, tout hérissés de canons, guettant l’ennemi qui viendrait par la mer et celui qui se révélerait sur terre, protégeant la ville qu’ils menaceraient, au besoin… Les officiers du bord les désignent l’un après l’autre, anglais ou français ; et l’on nous montre aussi les navires-hôpitaux déjà mouillés sur rade, le petit transbordeur sanitaire l’Ariadne, les torpilleurs, les chalutiers, les citernes, tous ces bâtimens qui font la guerre à leur manière, flotte composite, aux silhouettes infiniment variées et quelquefois surprenantes. Parmi eux, il y a un yacht de plaisance, l’Eros, qui rappelle bien des fêtes mondaines et des élégances évanouies, et qui, maintenant, porte le gris obscur de la marine militaire et arbore la marque distinctive du contre-amiral, commandant la division navale d’Orient.

Les trois infirmières passagères, destinées à l’Hôpital temporaire n° 7, sont parties. J’ai fait mes adieux aux officiers du S… qui s’en vont à terre, et mes bagages étant préparés dans ma cabine, j’attends mon tour de départ. Il pleut, il pleut toujours, et avec les lignes et les nuances, la pluie, cruelle à ce paysage, dissout les prestiges de l’Orient. Mais, tandis que je rêve à tout l’inconnu que contient cette ville, une petite embarcation, où je reconnais avec joie une figure amie, accoste à la coupée du S…, et, sur les montagnes fantômes de la Chalcidique, un double arc-en-ciel s’ébauche, se colore lentement et met, dans le gris troublé du ciel, la merveille des sept couleurs et le mystère d’un présage.


II

Salonique, avril 1916.

Un dimanche tiède, un doux petit soleil qui n’éblouit pas, une langueur de printemps dans l’air… La saison n’est pas