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arborent, sur leur chapeau de paille, le ruban aux initiales A. I. U. qui désigne les élèves de l’Alliance Israélite Universelle. Moins nombreux sont les Grecs, fonctionnaires importés de la vieille Grèce, négocians et banquiers qui font concurrence aux antiques maisons Israélites, familles réfugiées de Smyrne ou de Constantinople. Les dames grecques ne manquent pas de beauté, et certaines sont très élégantes, mais les modes parisiennes se retrouvent à Salonique avec des interprétations qui ne sont pas toujours heureuses. La jupe courte ne sied pas à toutes les jambes et les bottines hautes à tous les pieds. Souvent de trop puissantes chevilles soutiennent des corps majestueux faits pour les amples draperies traînantes… Mais que de regards veloutés, que de longs cils sur des joues pâles, que de chevelures soyeuses en lourds écheveaux luisans, que de belles dents brillantes !… Un tramway s’arrête, devant le débarcadère. Des dames toutes noires en descendent, pêle-mêle avec les Tommies et les poilus. Elles portent le tchartchaf à capuchon et la voilette épaisse qui dissimule leur visage. Un soldat français, nouveau débarqué sans doute, reste béat d’émotion à cette vue, et dit à son camarade :

— Tu n’as pas vu ?… C’est des dames turques !…

Des dames turques ! Les Européens, les Français surtout, prononcent ces deux mots avec une admiration toute mêlée de regret et de désir. Les dames israélites, les dames grecques peuvent être jolies ; aucune ne paraîtra plus jolie que ces créatures voilées, défendues, lointaines, dont le nom seul évoque, pour des imaginations naïves, des visions extraordinaires : des jardins clos, des harems parfumés, des pachas à turban et à cimeterre, des odalisques dansantes et des eunuques noirs… Les dames turques ! Les étrangers vous jureront qu’elles seules, à Salonique, ont la taille fine et le pied petit. Cependant, quelle Turque « le la vraie Turquie oserait se montrer ainsi mêlée aux hommes, dans la promiscuité d’une voiture publique ? Quelle musulmane, même affranchie des vieux préjugés et parfaitement désenchantée, oserait sortir avec son mari ou son père ? La dame turque de Salonique a-t-elle perdu le sentiment des convenances imposées par l’usage séculaire, sinon par la religion ? En voici une qui s’est arrêtée en face du débarcadère et relève tranquillement sa voilette, découvrant une figure, ni laide, ni jolie, d’un type analogue aux figures des autres