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épaules, à la façon d’une queue de perroquet. Ici, un gendarme crétois, affublé d’une bizarre culotte plissée, au fond trop long et trop large, essaie de causer avec un Pandore français, que l’ « esprit de corps » lui rend sympathique. Là, un officier serbe, avant-garde de l’armée qui se repose à Corfou, entretient un colonel anglais. Les militaires des nations alliées affluent maintenant, sur la place, et je retrouve, avec joie, les honnêtes figures de chez nous, nos bons poilus, assez mal ficelés dans leurs uniformes déteints, assez mal embouchés quand un mercanti les exploite ou quand un voyou les bouscule, dénués de respect, prompts au rire comme à l’attendrissement, galans pour les dames et paternels pour les mioches. Saluons, au passage, le faubourg parisien, la lande bretonne, la savoureuse Gascogne, incarnés par ce trio de soldats qui vitupèrent la Macédoine en la comparant à leur « patelin. » Ce que pense un Français, on le devine, rien qu’en passant près de lui dans la rue, mais qui nous dira ce que pensent de la Macédoine et de Salonique ces colons anglo-saxons, devenus soldats, ces Australiens, ces Canadiens, ces hommes de la Nouvelle-Zélande et de l’Afrique du Sud, hauts, calmes, rouges comme brique, les joues bien rasées, les yeux clairs, le corps à l’aise dans l’uniforme d’allure sportive, la tête droite sous le feutre retroussé ? Leurs figures, au repos, n’expriment rien. Ils vont, pipe au bec, manches retroussées, col ouvert, et, si cela leur plaît d’ouvrir aussi leur chemise, ils montreront, en toute ingénuité, un large morceau de poitrine nue. Leur curiosité, s’ils en ont, reste en dedans, comme leurs émotions. Ils ne s’attardent pas à contempler les bizarres spécimens d’humanité qui excitent la gouaillerie ou la compassion des Français flâneurs… Nos soldats « badaudent » volontiers. Sensibles aux formes et aux couleurs, vrais fils d’Eve la curieuse, ils « aiment bien savoir, » quand ils rencontrent quelqu’un ou quelque chose d’extraordinaire : Et Dieu sait que l’extraordinaire ne manque pas ici !

D’autres soldats, un peu à l’écart, font triste mine. Leurs uniformes moutarde sont râpés comme après six mois de guerre ; leurs galons de laine jaune sont décousus et décolorés ; leurs souliers perdent cordons et semelles. D’où viennent ces soldats aux visages fatigués, un peu hâves, qui semblent traîner un immense ennui ? Les Anglais et les Français qui ne fraternisent pas avec eux les considèrent avec une sorte de pitié.