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chétifs, aux culottes déchirées, aux tabliers de cotonnade, coiffés de bérets et de casquettes. A la vue du docteur P…, elles accourent, et je suis l’objet d’une inquisition un peu hardie assurément, mais qui devient très vite affectueuse.

Ces femmes habitent depuis longtemps déjà le camp de Lembet. La plupart sont des Thraces ou des Macédoniennes dont les villages ont été détruits par les Bulgares et les Turcs pendant les guerres balkaniques. D’autres sont des Grecques d’Asie Mineure, évacuées des environs de Smyrne ou de Gallipoli. Le Comité de secours aux réfugiés, l’Association des dames grecques de Salonique, essaient de soulager une détresse trop lourde pour leurs ressources, et qui persiste, accrue par la cherté des vivres et l’état maladif d’un très grand nombre de réfugiés.

— Presque tous sont impaludés, me dit le docteur P… Voyez leur teint terreux, leurs chairs bouffies, et, chez les jeunes enfans, le ballonnement du ventre. Le foie fonctionne mal, l’entérite et la dysenterie font des ravages.

« Ces pauvres gens seraient pour nous de dangereux voisins, si nous ne pratiquions pas, dès maintenant, la prophylaxie du paludisme. Il n’y a pas encore beaucoup de moustiques, mais d’ici quelques semaines, elles pulluleront, les sales bêtes, et leurs piqûres propageront la fièvre. C’est pourquoi nous soignons les réfugiés comme nous soignons nos soldats, par la quinine à doses régulières et la bonne hygiène.

Il me raconte comment il a su, peu à peu, gagner la confiance de ces malheureux. Les hommes sont employés à des travaux de terrassement et touchent un salaire convenable. Les femmes pourraient faire du tissage ou de la broderie, si elles avaient des métiers. Mais tous, de race indolente et craintive, ignorant la valeur du temps et le sens du mot « prévoyance, » se contenteraient de végéter doucement, en gagnant tout juste de quoi manger, et il ne faudrait pas exiger d’eux les « coups de collier » que s’imposent les ouvriers et les paysans d’Europe. S’épuiser au travail, épargner, à quoi bon, puisque chaque génération a vu l’invasion et le pillage, puisqu’il y a le comitadji en Macédoine et le Turc en Asie Mineure ? Fermes brûlées, femmes violées, caravanes de fugitifs se traînant par les routes, deuil, désespoir et misère, c’est le lot de ces populations infortunées, depuis des siècles. La menace perpétuelle qui