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Hier soir nous avons eu, comme je te le disais, notre second exercice d’alerte. Cela termine la journée d’une façon un peu fatigante ; mais ce sont deux heures que j’aime bien, parce qu’elles sont silencieuses et que rien ne vient y troubler la vie intérieure. Hier notre section devait aller occuper successivement deux tranchées dans un petit ravin latéral qui s’embranche sur le nôtre, comme le vallon de l’Abreuvoir sur le fond de Chavenois. Nous étions partis sous un ciel encore alourdi par places de gros nuages durs et noirs, mais, au bout d’une demi-heure, entre les deux pentes du vallon, on ne voyait plus qu’un admirable ciel étoile, où luisait un croissant de lune. Nous marchions le long des taillis dans leur ombre. Le reste du vallon était inondé de lumière blanche. Avant la guerre, c’était une prairie : un ruisseau y coulait, l’herbe devait y être grasse et haute. Aujourd’hui, tant de troupes y ont passé que l’herbe disparaît sous la boue. Le ruisseau a débordé et a laissé des mares. Tout le reste n’est qu’un cloaque de vase et de glaise, que les lourdes bottes, en s’y enfonçant, ont transformé en chaos. La lune et la nuit en faisaient une grève étrange, où l’on eût dit que la mer, en se retirant, avait laissé des flaques d’argent. Les hommes y marchaient pesamment ; la boue giclait ; mais si un rayon filtrait par là-dessus, il y avait de jolis scintillemens métalliques, comme si de petits goujons avaient frétillé dans ces flaques. La nuit était plus silencieuse que la veille ; à peine, de loin en loin, quelques salves un peu grêles dans la direction de la forêt de M… J’écoutais et je regardais ces choses tout en marchant ; mais ma pensée était au loin : le souvenir de l’Abreuvoir me hantait…


A Mme Léon Ollé-Laprune.

Les deux très belles lettres qui suivent sont adressées à la mère et à la femme de Joseph Ollé-Laprune. Premier secrétaire de l’ambassade de France à Rome, le lieutenant Joseph Ollé-Laprune, fils de l’éminent philosophe catholique, passé, sur sa demande, de l’État-major d’une brigade territoriale au 140* régiment d’infanterie, a été tué à Lihons le 16 février 1915.


En campagne, ce 21 février 1915.

Vous aurez donc connu toutes les douleurs ! Nulle autre plus atroce ne pouvait vous atteindre. Depuis plus de six mois