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souciant pas de m’être dérangé pour rien, je me rabattis sur l’Allemagne. Je n’avais pour elle aucun penchant spécial. A l’instar de la majorité de mes compatriotes, j’admirais de confiance sa grandeur militaire, ses surprenantes facultés organisatrices, l’essor prodigieux de son industrie et de son commerce : et c’était tout. L’accueil que j’y reçus m’eut vite consolé de mon échec londonien. Je n’eus qu’à exciper de ma qualité de journaliste américain pour qu’on se mît immédiatement à ma disposition avec une amabilité presque excessive. Les officiers du plus haut grade me traitèrent comme un des leurs. Presque tous savaient l’anglais et allaient d’eux-mêmes au-devant de mes questions. Je n’avais pas à me préoccuper de trouver de la copie : pour un peu ils me l’eussent dictée. Quand on a tant à se louer des gens, on ne leur mesure pas non plus les éloges. Ceux que je décernai à l’âme germanique, et qui vous ont paru si choquans, correspondaient, je crois, sincèrement à ce qu’on m’exhibait d’elle, sinon à ce que j’en pénétrais.

« Je les tins pour mérités jusqu’au jour où un incident plutôt banal me découvrit cette âme sous son véritable aspect chez une de ses personnifications les plus aristocratiques. Un ami, de Berlin, m’avait offert de m’aboucher, à sa table, avec une notabilité très en vue de l’entourage du Kaiser. Les présentations faites, ce grand dignitaire, qui venait pourtant d’être fixé sur ma nationalité, dit, en plantant ses yeux dans les miens : « Gott strafe England ! (Dieu damne l’Angleterre ! )… A vous ! » Il n’était pas besoin de savoir l’allemand pour connaître le sens de cette phrase dont usaient, comme d’une formule, de salutation courante, les soldats des tranchées. Elle était peut-être à sa place dans leurs rangs, mais ici, et adressée à moi !… Je demeurai interloqué. Voyant que je ne répondais pas à son invite, mon interlocuteur récidiva. Je priai mon ami d’avertir Son Excellence que je n’entendais pas sa langue. Pensez-vous qu’il comprit ? Point. Il répéta tout simplement son propos dans ma langue à moi. Pour le coup, je le regardai à mon tour dans le blanc des yeux et lui lançai à la face : « Je suis citoyen américain, monsieur. À ce titre, j’ai l’honneur d’appartenir à un peuple qui n’a, Dieu merci ! à souhaiter la damnation de personne. » Je ne me rappelle pas si le dîner fut bon ou mauvais : ce qui est sûr, c’est que je commençais à me sentir rassasié des Allemands. Quelques semaines plus tard, ces