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sur-le-champ, on rassembla les trente-quatre voix. On le fit savoir au camerlingue, qui accourut sur-le-champ et fit fort l’empressé ; de façon qu’il y eut cinquante voix dans un instant.

« Ils furent dans la cellule du cardinal Lambertini, deux à deux, en procession, et le saluèrent pape. Il ne voulait point se persuader, mais quand il vit que c’était tout de bon : Siamo papa dunque, poiche le vogliate voi altri[1]. Et cela ne lui fit pas plus d’impression que ce que je vous dis là. Vous jugez bien que, dans Rome, personne ne s’attendait à rien moins que d’avoir un pape. J’avais diné le matin chez M. l’ambassadeur[2], qui disait que les cardinaux tiendraient bon pour Aldovrandi et qu’ils avaient l’ordre de s’opposer à l’élection d’un cardinal du parti contraire… Je me levai de très grand matin, le lendemain, pour me trouver des premiers à Saint-Pierre ; je furetai partout pour tâcher de me glisser dans le conclave ; mais il n’y eut pas moyen, et je fus obligé d’aller, comme les autres, attendre sur la place la fil du scrutin et la publication. Ce scrutin se fait par pure cérémonie. Lambertini eut toutes les voix, et il donna la sienne à Aldovrandi, voulant persister jusqu’à la fin. Ordinairement, le Pape la donne au doyen des cardinaux. »

La lettre continue par le récit de l’intronisation, qui s’effectua solennellement dans la basilique de Saint-Pierre, et elle se termine par ces lignes, qui reflètent bien l’état d’esprit d’un jeune Français du temps, religieux cependant et même catholique pratiquant : « Le Pape a extrêmement plu au peuple. Il est d’une assez belle figure et est fort gai, d’ailleurs homme d’esprit et plein de savoir. Il a soixante-cinq ans ; c’est un jeune cadet, pour un pape. En vérité, cela me fit faire bien des réflexions. Un simple prêtre devient cardinal, et le voilà en un moment adoré de ses confrères, déclaré très saint, maitre et souverain d’un Etat, et élevé au-dessus des plus grands rois. Il dispose à son gré de nos âmes, les damne ou les sauve selon sa volonté, car enfin il est proclamé présentement infaillible, et très infaillible ; je sais bien qu’on le conteste à Paris, mais à Rome ce n’est pas de même. Moi qui l’ai vu simple cardinal, cela me parait bien étrange ! »

Ce grand événement accompli, le chevalier d’Assay se borne

  1. « Je suis donc pape, puisque vous autres le voulez. »
  2. Le duc de Saint-Aignan, ambassadeur de France à Rome.