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ordinairement que « les archives de sa sensibilité, » non « les documens sur lesquels se fonde la science du passé. » Mais la science du passé, même appuyée sur tous les documens, n’est-elle pas un art, et principalement l’art de pressentir ou deviner ? Depuis qu’Henri Poincaré a dit et a prouvé que, dans les mathématiques, la qualité maîtresse est l’imagination, les autres sciences nous paraissent moins inhumaines, se rapprochent de nous ; et la science qui est le moins science, ou l’histoire, nous devient plus traitable et familière. Il y a plus d’histoire ou de vérité ancienne, il y a plus de passé, dans le Bon plaisir, dans les Rencontres de M. de Brêot, dans les Petits messieurs de Nèvres, que dans ces gros volumes où tant d’érudits mettent à sécher et à perdre l’odeur et la sève les feuilles ou les fleurs d’autrefois. Il aime « le passé vivant : » c’est le titre d’un de ses romans. Il aime le passé de n’être pas mort, mais de durer, en quelque manière, jusqu’à nous, après nous, et d’avoir pris son caractère d’éternité. Le passé est déjà une œuvre d’art ; et le symbole en serait, à Versailles, le Louis XIV du Bernin : « Ce roi de pierre, sur son cheval au galop immobile, ne dirait-on pas le Passé courant après le Présent ? » Il court et ne bouge pas. L’art aussi éternise, immobilise ; l’art est de résister contre la fuite incessante de tout, contre le gaspillage et la perte des minutes, contre le temps, contre la mort, contre l’oubli, seconde mort après la mort. Un personnage du Passé vivant regarde un pastel de La Tour, un fragile visage à la double expression spirituelle et passionnée : « Le peintre avait saisi le passage de l’une à l’autre. Il avait rendu immuable un moment de vie fugitive… » L’auteur de la Double maîtresse avoue qu’il est surpris d’avoir écrit « ce singulier roman, » qui l’importunait, qui s’imposait à lui et qui enfin sut le contraindre : « Cette hétéroclite figure de M. de Galandot m’est, si souvent et avec tant d’insistance, apparue à la pensée que j’ai ressenti le besoin de me l’expliquer à moi-même. Je lui ai inventé une vie pour l’écarter de la mienne et j’ai pris ensuite le parti de le faire connaître aux autres pour mieux parvenir à l’oublier… » Disons, pour consentir à l’oublier. Une idée qui tend à devenir œuvre d’art est une idée qui cherche sa sécurité : elle ne l’a point dans nos âmes perpétuellement remuées, inquiètes et qui font, à chaque instant, plus de mort que de vie ; elle l’a quand elle a pris hors de nous sa forme la plus parfaite. Les deux Corcorone de la Femme de marbre sont deux cousins qui aiment également, mais l’un fougueux et l’autre doux, une petite Giulietta. Et Alberto le fougueux aura la belle ; Conrado, qui est doux, l’image en marbre de la belle.