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Il commence d’une voix monotone, marquant d’un coup d’archet, à chaque vers, le rythme trochaïque. Puis la voix s’anime par degrés et la mélopée traînante se change en une déclamation pathétique. Des scènes guerrières passent devant les yeux dilatés du rhapsode ; de puissans personnages parlent par sa voix tantôt furieuse, tantôt attendrie. Ce qu’il raconte, ses auditeurs l’ont entendu maintes fois, mais l’écoutent toujours comme une chose nouvelle et palpitante de réalité. C’est la splendeur du tsar Douchan et l’effrayante tragédie de la bataille de Kossovo, c’est la mort de Lazare et ce sont les exploits merveilleux du héros national Marko. L’assemblée est suspendue aux lèvres de l’aïeul. Elle accompagne son récit de larmes ou de soupirs, de cris de joie ou d’imprécations. Quand il en vient aux épisodes plus récens, aux combats de Kara-George et du haïdouk Véliko, un jeune homme bondit vers le feu, y allume un fagot d’écorces et, frappant la pierre du foyer de ce flambeau improvisé, en fait jaillir un millier d’étincelles. Puis il crie : « Noël ! Noël pour la Serbie ! Autant d’étincelles, autant d’enfans pour le combat ! Autant de balles contre le Turc ! » Alors les sabres sortent des fourreaux, les fusils se brandissent, les femmes agitent leurs quenouilles, et la famille répète en chœur : « Noël ! Noël pour la Serbie ! »

Mais le chanteur est épuisé. Il laisse tomber la gouzla de sa main défaillante. L’enfant attentive, qui n’a pas quitté le vieillard des yeux, se blottit sur ses genoux, contre sa poitrine… et l’aïeul étreint convulsivement son arrière-petite-fille, comme si toute la douleur du passé voulait embrasser toute l’espérance de l’avenir.

De telles scènes font comprendre ce qu’a été pour la Serbie sa poésie anonyme. Pendant plus de cinq cents ans, elle a gardé sa tradition et maintenu son courage sous les plus dures persécutions. Par elle son histoire est devenue une propriété nationale. Elle fut le feu qui couve sous la cendre, et l’on comprend aussi que ce peuple fut toujours prêt à prendre les armes, à la première alerte de guerre, au premier signal d’insurrection. « Plus on a été obligé de cacher ses sentimens devant l’oppresseur turc, dit M. Vesnitch, plus ceux-ci ont été forts et plus, par instinct même de conservation, nos ancêtres se sont attachés à notre passé national, premier point de départ de l’avenir. Comme les prêtres illettrés ont dû apprendre par cœur leurs