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de deux siècles pour effrayer les faibles empereurs de Constantinople. Mais, à peine constituée, cette nation énergique succomba à une formidable invasion. Les Turcs furent les bourreaux de la Serbie naissante, qui, par sa situation géographique, était exposée directement à leur choc. L’histoire du peuple serbe ressemble donc à celle d’un chevalier du temps des Croisades, qui aurait reçu l’initiation chrétienne et le baptême du sang en quelques victoires éclatantes, mais qui, tombé au pouvoir de l’ennemi et réduit en esclavage, serait resté captif jusqu’à sa maturité sous le plus dur des jougs. Cette fatalité a pesé sur toute l’histoire de la Serbie et lui imprime un caractère tragique. On ne peut qu’admirer le courage avec lequel ce peuple a réagi contre son destin et fini par en triompher par l’énergie de la volonté et la puissance du souvenir.

La splendeur éphémère de la jeune Serbie est marquée par le règne du tsar Douchan. D’autre part, la sombre destinée, qui rendit peu après la nation vassale des Ottomans, se résume dans la personne du tsar Lazare et dans la bataille de Kossovo. Les gouzlars se sont surtout attachées au souvenir de ce désastre, comme si cette blessure toujours ouverte dans l’âme nationale était l’excitant nécessaire pour la revanche future. Mais, avant de regarder ce que la poésie populaire a tiré de l’histoire, nous devons donner un coup d’œil à ce que les très rudimentaires chroniques byzantines, serbes et latines nous permettent de savoir ou de deviner de ces deux princes[1].

Douchan avait en lui l’étoffe d’un Charlemagne guerrier, conquérant et législateur. Son énergie fougueuse, ses vastes ambitions se tempéraient d’une vue large et d’un instinct civilisateur. Son vieux père, Ourosch, kral de Serbie, ayant épousé une princesse byzantine, la belle Sinicha, voulut déposséder du trône son fils Douchan, né d’un premier lit. L’héritier présomptif s’écria : « Il ne sera pas dit que le royaume est tombé en quenouille. » Il surprit son père dans la forteresse de Patrik et l’envoya mourir dans la citadelle de Zvetchan. Déjà les Ottomans avaient conquis Brousse et menaçaient Constantinople. C’est alors que Douchan conçut le projet hardi de conquérir Byzance et de tenir tête aux Turcs, avec sa jeune nation, dans l’antique capitale, héritière de Rome, clef de l’Orient et de

  1. Sur les origines de la Serbie voyez Léopold Ranke, Serbien und die Türkei et l’intéressant livre de M. Joseph Reinach, la Serbie et le Monténégro.