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un astre rouge au centre de comètes flamboyantes, le Sultan, svelte et superbe sur son cheval noir, s’arrête, parcourant des yeux le champ de bataille. Fils des tyrans de l’Asie et d’une Circassienne, Mourad était d’une beauté sinistre. Une simarre écarlate, étincelante de pierreries, recouvrait son armure. Une aigrette de diamans, au cimier de son casque, annonçait de loin le padischah. Agile comme un léopard, redoutable au combat comme un cavalier du steppe, sachant trancher trois têtes en trois secondes, il ne se servait que rarement de ses armes. Ses yeux fulgurans d’orgueil et de luxure, dans son visage mince et pâle, toujours impassible, répandaient autour de lui un nimbe d’effroi et de fascination, qui tenait tout le monde à distance, mais retenait malgré eux les cœurs tremblans. Devant le regard de Mourad, les femmes terrassées se prosternaient d’avance. Ce regard glaçait ses ennemis et versait à ses soldats la soif du carnage. Son geste commandait à son armée, comme l’éclair commande à la foudre. Il étendit le bras en clamant : « Allah !… » et trois mille voix reprirent ce cri dans un hurlement pareil à celui d’une horde de bêtes fauves… Et déjà les janissaires, partis au galop, balayaient l’armée serbe à coups de lances et de sabres…

Du haut de la colline adverse, le tsar Lazare, debout au seuil de sa tente, a vu le recul des siens. Il se concerte avec les chefs et les hérauts d’armes, il donne des ordres. Par la gauche, Brankovitch, avec ses douze mille hommes, tombera sur les janissaires. Mais Lazare, d’abord, avec tous ses vassaux, ira droit au Sultan le défier. De l’autre côté, les Yougovitch appuieront l’assaut. « À cheval, dit-il, et sans tarder. » Dans sa cotte d’acier luisant, la grande croix rouge fixée sur sa poitrine, la main appuyée sur sa longue épée, Lazare avait l’air d’un croisé devant Jérusalem ; mais son grave visage et son regard pensif avaient la douceur triste du Christ à son dernier repas. Se tournant vers son plus fidèle chevalier, Miloch Obiélitch, qu’il aimait comme un fils, il lui dit : « Ami Milach, il faut nous séparer. Je sais que je vais mourir… Mais je t’ordonne de rester ici pour défendre mon camp. Tu dois me survivre et aider mon fils en bas âge à monter sur le trône. » À côté de son maître, le jeune Miloch a l’air d’un saint Jean. La candeur, la foi, l’espérance rayonnent de son visage. Mais, aux paroles sévères du Roi, ses yeux se remplissent de larmes.