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exigent. Comment n’aimerais-je pas mes blessés ? Je leur dois l’acquisition de richesses morales que mon insouciante adolescence ne soupçonnait point.

Il est bien cruel de s’arracher à eux. Quelques-uns me semblent adhérer à mon cœur. Ce sont les plus isolés, les plus malheureux, les plus souffrans. Celui-ci, par exemple, à droite de la salle : il a une main amputée, l’autre à demi paralysée et, chaque fois qu’il veut quelque chose, ses yeux cherchent les miens avec une tendre et muette imploration. Il y a aussi cet autre, là-bas, si gravement atteint qu’on n’ose pas encore espérer l’arracher à la mort.

Allons, Nadine, courage. Tu quittes ces êtres que tu appris à aimer, mais c’est pour aller au-devant d’autres plus meurtris encore, et qui, du champ de bataille où ils sont tombés, attendent peut-être, à cette heure, tes bras pour les relever, tes mains pour panser leurs blessures, tes paroles pour réconforter leurs âmes…

Et je suis partie sans me retourner, en écrasant les larmes qui s’obstinaient à monter à mes yeux !…


La grande place de Vilna. Au centre, une table, entourée d’icônes et sur laquelle sont posés la Croix et l’Evangile. Face à la table, en ligne et attelées, nos voitures de la Croix-Rouge, avec le personnel de l’ambulance groupé tout auprès. Le prêtre dit les prières, puis nous bénit. Une grande foule curieuse nous entoure. Notre ambulance est la première que la ville de Vilna envoie sur le front. L’émotion est grande ; plus encore parmi ceux qui restent. On se demande ce que nous allons trouver là-bas… Varsovie est prise[1] ; les Allemands avancent ; les nouvelles empirent chaque jour. Vilna regorge de réfugiés, sans pain et sans gîte, et chacun se demande si ce ne sera pas bientôt son tour de partir. Pour se rassurer, on se dit qu’après tout, notre plan primitif ne comportait pas la défense de la Pologne, stratégiquement dangereuse ; que notre vraie ligne de défense nous reste, de Kovno à Brest-Litowsk. Tiendra-t-elle ? Nos troupes ont du courage à revendre, mais les cartouchières sont légères et les caissons presque vides…

Août. — Voilà une semaine que nous rôdons autour de Vilna, attendant l’ordre d’aller au front… Le front ? Y a-t-il un

  1. 22 juillet 1916.