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— C’est que j’y ai déjà mordu, seigneur lieutenant ! — me répond-il avec un regret tout imprégné de douceur, en me montrant la marque de ses dents dans la croûte brune.

Avec une commotion profonde, — comme si je venais d’entendre la voix même de mon frère, parti jadis tout jeune de la maison paternelle pour n’y plus rentrer, — je reconnais l’accent de mon pays, l’intonation de la terre des Abruzzes !

J’enlève au soldat le pain de la main, je le partage en deux, et lui en rends la moitié. Il demeure tout surpris, les yeux baissés ; et, à la lumière des étoiles, j’aperçois la courbe que dessinent ses longs cils. Je mords hardiment à même le pain, dans la croûte et la mie. Et c’est là, en vérité, le meilleur pain qu’il m’ait jamais été donné de manger, depuis que, moi-même, je possède des dents d’homme !


J’ai dit, tout à l’heure, que les peintures de scènes religieuses abondaient d’un bout à l’autre de la Licenza de M d’Annunzio ; et jamais non plus, assurément, l’incomparable érudition classique du poète italien ne s’est montrée à nous avec un caractère aussi volontiers « spirituel, » prodiguant des citations d’auteurs pieux où se viennent ajouter, à chaque ligne, d’ingénieuses et poétiques allusions à des « légendes » de saints. Mais il y a plus ; et je ne serais pas étonné que l’esprit et le cœur infiniment mobiles de M. d’Annunzio eussent traversé une véritable espèce de « crise chrétienne, » pendant les mois affreux de ténèbres et d’attente au cours desquels l’héroïque blessé a dicté pour nous ses « impressions de guerre. » Le fait est qu’entre toutes les singularités et vertus sans pareilles de cette Licenza, il n’y en a point qui m’ait frappé autant que la profonde et constante humilité de l’auteur. — se traduisant à nous, notamment, par son effort manifeste à ne nous rien dire de soi-même qui nous le révélât comme autre chose qu’un simple témoin anonyme des spectacles divers évoqués devant nous. Pas un mot des premiers appels guerriers de M. d’Annunzio à ses compatriotes italiens, ni de ses inoubliables discours de Gênes et de Homo, ni, non plus, de l’accident glorieux qui a naguère failli le priver de la vue. Nulle trace, dans les deux volumes, d’un rôle national que, cependant, l’histoire de l’Italie ne pourra manquer de noter respectueusement : de telle manière que, par-delà les grands maîtres passés qu’avait coutume de nous rappeler chacun des livres précédons du poète italien, j’ai songé, cette fois, à de pauvres et obscures chroniques du bienheureux Jacques de Voragine où, semblablement, le saint prélat a jadis raconté les luttes sanguinaires de ses farouches ouailles