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À l’heure où je saisis de Rouen cette vision d’ensemble, le blocus allemand qui devait tout étrangler sévit depuis trois semaines. Je n’en vois pas moins, amarrés aux quais, parmi les vapeurs charbonniers qui sont tous sous pavillon Scandinave, deux bâtimens grecs, trois hollandais, deux belges, un portugais. Les uns portent du vin, d’autres ces pyrites bleues que les sacs éventrés parsèment parfois sur le pavé des quais comme des saphirs et dont les gemmes brillantes et étincelantes servent à fabriquer l’acide sulfurique, et, partant, les explosifs de guerre. Ces tonneaux sortis d’un vapeur grec, et dont un grand Boche, vêtu de sa houppelande grise traînante qu’il relève par un pan, roule paresseusement le plus petit, contiennent de l’acier. Quant aux bois qui se déchargent par paquets, à la poulie, la dimension de leurs lots exige plus de main-d’œuvre qu’aucune autre marchandise. Ici, les grues automatiques ne peuvent servir, et toute une foule de prisonniers grouille autour du transport, les bras levés pour saisir en l’air les planches balancées.

Je m’informe : en ces trois premières semaines de février qui furent en même temps les premières du blocus, il est entré dans le port de Rouen 295 navires de mer, en tout une cinquantaine de moins qu’à la date correspondante de janvier. En tenant compte des tergiversations ou hésitations de certains armateurs neutres pour mettre en mer à ce moment où la menace allemande haussait à tel point le ton, hésitations que l’on voit se dissiper de plus en plus, on aperçoit le rapport entre le grand tapage et le faible résultat économique d’un blocus qui devait être le cataclysme final.

Par sa situation géographique incomparable sur le chemin mouvant qui va de la mer à la capitale, Rouen était prédestiné à devenir la première porte commerciale de la France. Quand le bateau qui vient du Havre, chargé de marchandises, parvient à ce dernier tournant du fleuve, après Croisset, et qu’il avance lentement entre les rives fraîches et vertes, que ses fumées ne peuvent ternir, il voit, sous le grand portique du Transbordeur, Rouen lui apparaître, avec ses vieilles églises et ses mille cheminées d’usines. Alors, il a vraiment pénétré dans le cœur de la France, la France mystique et vivante, toute frémissante de vie intérieure, et prête à toutes les énergies extérieures.