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Alors Marko se mit à méditer plus profondément encore. Des limbes de sa tristesse, il vit surgir, décevans fantômes, l’image de son frère d’armes perdu et de la Vila, splendide et cruelle vision. N’avait-il pas été coupable envers Miloch ? Oui, il avait été jaloux de l’amour de son frère d’âme pour la déesse des forêts et des airs. Ah ! ces amours mystérieuses qu’il n’avait pas vues, qu’il ne connaissait pas, comme il les enviait, comme elles lui brûlaient encore le sang ! Et cette Vila, cette belle et redoutable Ravijojla, ne l’avait-il pas désirée, lui aussi ? N’avait-il pas voulu la dompter pour en faire son esclave ? Ne l’avait-il pas poursuivie d’une course sauvage jusqu’au sommet du Mirotch, où la Vila lui avait dit des paroles terribles, — terribles et sublimes comme la Vérité ?… Et c’est ainsi qu’il avait perdu à la fois son frère d’armes et son Génie supérieur ! Et depuis, tout allait mal. Ah ! si maintenant il pouvait revoir la Vila, il ne prétendrait plus lui arracher son amant. Il lui demanderait seulement de lui rendre son frère d’âme pour consoler sa solitude. Mais en vain Marko parcourut les forêts. Il n’entendit plus la voix suave et profonde qui se mariait jadis à celle de son compagnon, il ne retrouva pas Miloch. Il parcourut en vain le sommet désert. Il ne vit autour de lui que des pics, des gorges et des abîmes. Il n’entendit que le silence… Tristement, Marko et Charatz s’en revinrent de leur expédition.

Dans la vallée, Marko aperçut une troupe de janissaires à cheval qui lui dirent : « Le tsar des Turcs t’attend. Il veut partir en guerre. » Marko leur répondit : « Allez dire au Sultan qu’il m’attende à Stamboul. Je viendrai quand il me plaira. » Les janissaires furent étonnés de cette réponse, mais ils s’en retournèrent sans rien dire, car ils avaient peur de lui. Resté seul, Marko se dit : « Jamais le Sultan ne me reverra. Je vais me faire ermite sur une montagne lointaine, d’où l’on voit la mer, mais où jamais on ne voit un Turc. » Marko partit donc pour le mont Ourvina. À son grand étonnement, tandis qu’il gravissait la montagne, il vit son cheval, le fidèle Charatz, verser des larmes. En même temps, le héros entendit la voix de la Vila lui dire : « Ton cheval pleure parce qu’il va bientôt se séparer de son maître. Mais toi, gravis la montagne jusqu’à son sommet. Là, tu trouveras une fontaine entre deux pins. Regarde dans cette fontaine, et tu verras quand tu dois mourir. » Mais laissons le gouzlar raconter les derniers momens du héros.