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Ainsi elle fut enfermée dans la muraille. Durant une semaine, elle allaita l’enfant qu’on lui apportait dans son berceau. Ensuite sa voix s’éteignit. Mais l’enfant trouva toujours sa nourriture et elle l’allaita durant une année entière.

Comme il en fut alors, il en est encore aujourd’hui. Là coule toujours une source qui, chose merveilleuse, est un remède pour la mère privée de lait.


Lecteur savant et sceptique, lectrice sensible et subtile, vous souriez sans doute de ces superstitions naïves. Ces contes cruels, ces imaginations bizarres vous attristent et vous déconcertent. Mais regardez ces paysans appuyés sur leurs bêches, et ces femmes qui pleurent sur leurs gerbes renversées. Un sentiment douloureux et puissant les traverse. Certes ils seraient incapables de le formuler. Ils ne se rendent pas compte du symbolisme instinctif du gouzlar, pas plus qu’il ne s’en rend compte lui-même. Ils ne savent pas que toute grande œuvre exige, à son origine, un grand sacrifice et que les âmes candides et pures sont seules capables de l’accomplir. Mais ils le sentent dans le fond de leur cœur, parce que, malgré leur apparente résignation, ils espèrent et croient à la délivrance. La tendre épouse sacrifiée du pauvre Goïko est pour eux le spectre émouvant de la patrie emmurée depuis des siècles dans ses forteresses par un ennemi implacable. Et pourtant elle existe toujours et nourrit mystérieusement ses enfans qui ne la voient plus. Et la voix du chanteur aveugle qui l’évoque est pareille à la lampe solitaire qui brûle là-bas devant l’iconostase, dans le sanctuaire de l’église déserte.


Tant que le cœur proteste, l’homme n’est pas vaincu ; la révolte silencieuse de l’âme prépare celle des bras. Tant qu’il y a des rebelles chez un peuple asservi, subsiste l’espoir de l’affranchissement. Les haïdouks ont joué, dans l’histoire des Serbes, le rôle des anciens klephtes grecs, des Armatoles et des Souliotes, sans lesquels la Grèce moderne n’eût pas conquis son indépendance. Quand un paysan ou un raïa serbe en avait assez des vexations turques, il allait rejoindre les haïdouks de la montagne. Ces aventuriers, qui vivaient de rapines, n’étaient pas cependant de vulgaires brigands, mais des bandits patriotes. Ils avaient leurs lois, leurs traditions et leur costume. Ils