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la dure nécessité et par la volonté d’un homme, toutes ces étincelles se joindraient en un feu unique et rejailliraient du sol natal comme la gerbe d’un vaste incendie, avec la flamme claire d’un immense enthousiasme.

Dans l’épopée de Kossovo et dans la légende de Marko, nous avons vu l’action devenir poésie ; dans les guerres d’indépendance, nous voyons la poésie redevenir action.


Nous sommes en 1804. De grands changemens se sont produits dans le gouvernement de la Turquie. Des pachas, jadis tout-puissans, le pouvoir était tombé aux mains des Janissaires, ces prétoriens de la Turquie, formidable oligarchie militaire, la plus insolente des soldatesques. Grâce à eux, les kalifes avaient tout balayé sous leur char de triomphe meurtrier. Mais voici que maintenant ces exécuteurs des hautes œuvres se retournaient contre leurs maîtres, bravant les pachas et le Sultan lui-même. Leur centre, en Serbie, était Belgrade, d’où ils terrorisaient le pays, sous le nom de dahis (chefs élus par eux-mêmes), se proclamant propriétaires du sol, dépouillant les raïas de leurs biens, assassinant leurs knètes (ou maires) sur les grandes routes et jusque dans leurs demeures. Ils projetaient le massacre général des derniers Knèzes (ou seigneurs indépendans). Ce fut le signal de la révolte.

Georges Petrovitch, appelé Kara-Georges ou Georges le Noir par les Turcs, à cause de son teint basané et de la peur qu’ils en avaient, était un homme du peuple dans toute la force du terme. Riche marchand de bestiaux, il vivait sur sa terre de Choumadia, entourée d’immenses forêts, au milieu de ses nombreux bergers qu’il commandait en souverain. Même quand il devint chef de la Serbie, il ne quitta jamais sa vieille pelisse et son pantalon bleu. Simple et généreux, mais sujet à de terribles colères, il était connu pour sa droiture et son courage indomptable. Ayant été haïdouk, il avait déjà reçu le baptême du feu. Les Turcs le craignaient comme un homme déterminé et capable de tout, en cas de révolte. Mais il était sur ses gardes. En voyant venir de loin les soldats turcs chargés du meurtre, il se jeta dans la montagne avec ses bergers, ne laissant aux bourreaux que son bétail. Quelques jours après, le