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— Oh ! avant d’en venir à la révolution, il y a tant de soupapes à ouvrir !…

Et là-dessus, comme effrayé d’en avoir trop dit, il prétextait que la langue française lui était devenue tout à coup d’un maniement difficile, et il faisait appeler un fondé de pouvoirs pour changer la conversation.

J’avais gardé dans l’esprit les détails de cette scène un peu comique, renouvelée sous tant de formes diverses au cours des observations que j’avais essayé de rassembler en Russie. Et ce souvenir de voyage m’est revenu un des premiers en mémoire à la nouvelle des événemens de Pétrograd. Certainement, comme l’avait dit le financier timide et subtil, il y avait bien des soupapes à ouvrir et qui devaient permettre d’éviter la grande explosion. Il semblait tellement naturel que l’on dût, une à une, y avoir recours ! Comment le gouvernement impérial, comment l’Empereur lui-même, lui surtout, ignoraient-ils ce fait grave, ce fait capital, que le voyageur constatait infailliblement, qui s’imposait avec la force de l’évidence quinze jours après qu’on avait touché le sol russe, le fait, enfin, qui, tout simplement, sautait aux yeux : à savoir que, tel quel, le régime, à part ses bénéficiaires, ne trouvait, d’un bout à l’autre de la Russie, pour ainsi dire aucun défenseur ? Il est à regretter pour Nicolas II qu’il n’ait pas imité le sultan Haroun-al-Raschid, et, sous un déguisement, parcouru les villes de son Empire, causant avec les nobles, les marchands, les soldats et les portiers. Il aurait observé partout ce phénomène redoutable : une désaffection qui, le jour critique venu, devait le laisser isolé et sans appui, tandis que, d’un seul coup, la machine de l’Etat s’effondrait…


En temps de guerre, toute vérité n’est pas bonne à dire. Tout le monde ne supporte pas la vérité et elle n’est utile qu’à quelques-uns. Pour cette raison d’abord, pour des raisons de convenance ensuite, il était nécessaire de jeter un voile sur les affaires intérieures de la Russie. On pouvait d’ailleurs, de bonne foi, donner au public, l’année dernière, une impression relativement rassurante. La stabilité à l’intérieur paraissait garantie, autant du moins que durerait la guerre. Dans le corps diplomatique, à Pétrograd, les observateurs les plus attentifs et aussi