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continué et développé la politique stolypinienne. Il eût conservé du prestige, de l’autorité et de la fermeté au pouvoir, tout en gouvernant dans un esprit moderne. Les « stolypiniens » formaient une école d’hommes de bon sens, dévoués à l’ordre et d’esprit réformateur : le comte Ignatief, M. Sazonof en étaient, et les égards dont les entourait la Douma, contrastaient singulièrement avec l’accueil qui était fait à leurs collègues. D’ailleurs, M. Sazonof, puis le comte Ignatief devaient être écartés par des gouvernemens avec lesquels ils n’avaient rien de commun. Mais, pour en revenir à la succession de M. Kokovtsof, la maladie avait contraint M. Krivochéine à la refuser. Comptant bien, toutefois, après sa guérison, prendre la présidence du conseil que l’Empereur lui destinait, M. Krivochéine lui-même désigna, pour une sorte d’intérim, une personnalité effacée, médiocre, mais suffisamment décorative et dont le grand âge semblait une garantie contre les pièges de l’ambition. Ces sortes de calculs réussissent rarement : du moins la nécessité l’avait-elle imposé à M. Krivochéine[1]. Mais lorsqu’il sentit sa santé assez rétablie, il se trouva que, malgré les années, M. Goremykine avait pris goût au pouvoir. Et sans doute aussi avait-il discrédité M. Krivochéine dans l’esprit de Nicolas II, car, non seulement M. Krivochéine ne retrouva pas sa place, mais jamais son nom ne fut plus prononcé.

Ce fut dès lors une série de décadences qui devaient conduire à la catastrophe. Il n’y a aucun intérêt à rappeler l’histoire lamentable de ces ministères où se succédaient les créatures de la bureaucratie, tandis que les hommes qui montraient de l’indépendance étaient sacrifiés tour à tour : c’est encore le sort qui fut réservé, à la fin de 1916, à M. Trepof, conservateur plus honnête et plus patriote que clairvoyant. En réalité, la Russie n’était plus gouvernée, et, chose grave, ne se sentait plus gouvernée. En fait d’absolutisme, il n’y avait que celui des policiers. La faiblesse de l’autocrate faisait reparaître le règne des boïars. « Nous voici revenus aux temps de Boris Godounof, » disait un diplomate. Dans la mesure où le XXe siècle peut se comparer au XVIIe, l’anémie du pouvoir sous un des successeurs

  1. Il est curieux de remarquer que M. Giolitti, vers la même époque, avait passé la main à M. Salandra avec la même pensée de revenir à son heure au gouvernement. Quand il le voulut, il était trop tard. Qui sait si cette circonstance n’aura pas changé aussi quelque chose à l’histoire de l’Italie ?