Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 38.djvu/932

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longtemps trébuché ; les patientes préparations de son président ont déblayé la route ; elle y avance maintenant d’un pas à chaque instant accéléré, hors des ténèbres où elle s’était attardée. Peut-être des hauteurs qu’elle atteint enfin et où l’attendent, avec impatience, ceux de ses fils qui voient, et qui expriment ses tendances encore obscures, l’Amérique verra-t-elle enfin s’ouvrir devant elle des horizons dont elle avait jusqu’ici détourné ses yeux. Elle ne peut davantage poursuivre dans les bienfaits de sa terre promise son rêve d’isolement et de vague pacifisme, protégée par un éloignement qui chaque jour diminue, et murée dans des doctrines issues d’un passé périmé. La déclaration de guerre clôt pour toujours une ère de son histoire. Qu’elle le veuille ou non, son sort est maintenant lié à celui de l’Europe. Son étroite vie locale se môle enfin à la vaste vie du monde. Son président lui-même le lui a dit dans son discours historique du 5 mars : « Nous ne sommes plus une province, détachée de l’univers : nous sommes devenus des citoyens du monde. »

Et c’est ainsi qu’à partir d’aujourd’hui elle ne pourra plus ignorer ou mépriser les immémoriales traditions vitales des autres peuples, leurs luttes, sous prétexte qu’elle les a dépassées, et qu’elle porte en elle un nouvel évangile humain : comme eux, elle traîne encore les fatalités du passé et d’une nature humaine qui n’est pas près de mourir encore : l’humanité n’est pas encore mûre pour ces réalisations de rêve, et l’ère des luttes, des larmes et du sang n’est pas encore close. L’Amérique reconnaît aujourd’hui qu’elle doit longtemps encore participer aux communes faiblesses des hommes, qui sont peut-être éternelles, et l’expression même de leur vie dans ce monde, et plus riches de noblesse et de dignité que tout bonheur. Sa destinée est la commune destinée de tous les hommes. N’en point accepter les nobles misères et les purifiantes luttes serait ce péché d’orgueil qui est le péché contre le Saint Esprit de l’humanité. Son Président lui a dit dans son noble message qu’y participer sera un « privilège » et non une abdication. Aujourd’hui devant les yeux de l’Amérique s’étendent d’autres terres de promission que le paradis matériel où nul homme ni nul peuple ne peut sans péril s’attarder, car l’âme s’y atrophie.


EMILE HOVELAQUE