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leur séjour, ou ne font que passer, en route pour Tanger, Fez, Casablanca, Marrakech. Un hangar adossé au mur extérieur de la kouba leur sert de dortoir et d’abri ; et comme, à l’intérieur, il n’y a sans doute plus de place dans les cellules, un fou complètement nu, enchaîné par le poignet à la longue chaîne de fer suspendue au plafond, vit au milieu de leur cohue famélique et implorante.

Pour se nourrir, ils ont les aumônes et aussi les sacrifices, — poulets, chèvres, moutons égorgés, — que les dévots du tombeau offrent à Si Ben Achir. Et hier soir, j’ai encore surpris une de leurs ressources étranges.

J’étais là, près du tombeau, regardant quelques cavaliers d’une tribu voisine, venus pour rendre hommage au Sultan, — comme c’est l’usage à la fin du Ramadan, — et qui regagnaient d’un trot allègre à travers les pierres grises leurs tentes dressées dans un coin du cimetière. Au même instant, descendait parmi les tombes une femme qui retenait par les dents son haïk sur son visage et portait sur la tête, avec ses bras souplement arrondis, un grand plateau couvert du capuchon de sparterie notre et rouge, qu’on pose sur les plats pour leur conserver la chaleur. Elle venait, suivant la coutume, porter le repas funèbre à quelqu’un de ses parens décédé depuis trois jours. e repas, c’est la dernière aumône que le mort fait aux vivans. Aussitôt, plus rapides que des oiseaux de proie, tous les mendians de s’élancer, avec des vociférations et de grands battemens de burnous, sur ce festin que, sans doute, ils attendaient impatiemment. Et autour du tombeau de Sidi Ben Achir, il ne resta que moi et le malheureux fou enchaîné à son carcan.

Pour achever cette scène funèbre, un vaste pan du ciel transformé en vapeurs et poussé par le vent d’Ouest, ainsi qu’il arrive souvent sur la fin des journées torrides, entrait comme un grand mur compact, impénétrable à la lumière dans l’estuaire du Bou Regreg. Avec une rapidité surprenante, Rabat, sa dune, le promontoire, ses maisons, ses verdures, ses murailles de feu, toutes ces choses lumineuses disparurent à mes yeux. En un moment, le cimetière de Salé, la kouba de Si Ben Achir, la porteuse de couss-couss, les cavaliers et les mendians voraces, furent enveloppés à leur tour dans ces demi-ténèbres mouillées. Autour de moi, la misère, la maladie, la mort, rien que des choses éternelles… Où donc étais-je ? Au fond de quels âges