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Les voilà tous, maintenant, amis et simples camarades ou compagnons… Je n’aurais jamais cru qu’ils fussent si nombreux… Celui-là est Gérard, mon capitaine des Eparges, dont les nerfs furent ébranlés au point qu’arrivé au dépôt, sortant de l’hôpital, sa blessure guérie, il s’est tué d’une balle dans la tête… L’étrange histoire ! cet homme qui a échappé à la mort, qui a supporté la plus effroyable tension nerveuse qu’on puisse imaginer, qui nous a conduits à la mort, a donné la mort, nous a menacés de mort, a bravé la mort et rusé avec elle et la crainte parfois à en mourir, meurt maintenant qu’il semble lui avoir échappé… Comment l’a-t-elle rejoint ?… Par quel détour subtil a-t-elle ressaisi sa proie ?…

Qui prendra-t-elle demain ?


Ma vie fut faite jadis d’amitié. J’aimais à sentir autour de moi des âmes dont le rythme approchât du mien… Ce soir je rappelle cette amitié des disparus.

Qui donc me libérera d’eux et de l’abîme où ils m’attirent ? Quelle main se tendra vers moi pour arrêter ma chute qui s’active ? Je plie sous le vide de mes jours d’un coup privés d’amis, comme une plante privée d’eau ; j’ai peur de ma solitude ; j’ai le dégoût d’agir ; immobile, j’attends que la grande paix de la nuit m’aide à vaincre le mal qui me tourmente, j’attends que son apaisante rosée mouille mes yeux, car la douceur des larmes solitaires sauve des bras des morts qui se tendent vers vous.


LA FOULE

La crainte m’enferma d’abord dans la maison. Je redoutais cette foule inconnue à laquelle je m’étais heurté lors de mon retour. Qu’aurais-je été faire, amoindri et dolent, au milieu de sa gaieté insouciante ?

Puis j’ai perçu le danger de l’isolement, la fausseté du monde factice où le passé me poussait à vivre. J’ai senti qu’il fallait faire un pas vers la ville et qu’elle était autre, peut-être, que mon esprit ne l’imaginait… J’ai voulu savoir. Je suis parti seul ; et de cette première sortie je reviens le cœur plein de joie.

J’ai d’abord hésité ; inquiet, je n’avançais qu’avec prudence ;