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Ce ne sont que meetings sur le gaillard d’avant, chaque orateur étant pressé par son public comme le berger par son troupeau. Voici Deitsch, l’ancien socialiste démocrate, le vieil habitué de Sibérie, qui parle en remuant son blanc menton hirsute, et en regardant par-dessus ses lunettes ; Tchernof, — depuis, ministre, — qui fourrage dans sa tignasse grise, et clame d’une voix claire, dans une langue qui charrie des images à la manière de Jaurès ; Alexinsky, ex-député de l’ancienne Douma. Ceux-là sont les principaux parleurs. Mais combien d’autres « têtes » parmi ceux qui les écoutent avec un sourire d’approbation ! Voici Alexantieff, publiciste de marque, avec sa belle figure de Christ oriental et sa mansuétude supérieure ; voici Savinkhoff (Ropchine), — hier ministre de la guerre, — esprit net, décidé, rédacteur du Rietch et de la Victoire, un homme d’action ; voici Lebedeff, — ministre actuel de la marine, — lieutenant russe de chasseurs français, blessé et décoré, rieur, lyrique, charmant, plein de poignées de main et d’histoires. Quelles heures que ces heures d’immobilité à bord du petit Vulture (ce bateau sera historique en Russie plus tard), et quelle scène que celle qui termina ce samedi soir, 14 avril !

C’était la veille de la Pâque russe. L’après-midi, pour remercier les orateurs qui faisaient leur éducation politique, les soldats avaient chanté en chœur, comme ils savent chanter en Russie, pathétiquement, splendidement. Puis ils avaient dansé les danses populaires, avec cet humour dans les gestes et ce rythme des coups de talon qui sont tout un style, toute une race. Le soir, vers neuf heures, ils chantèrent encore, mais d’autre sorte. Tous debout, tête nue, dans ce port silencieux et sous le ciel criblé d’étoiles, graves, ils jetaient de toute leur âme slave le grand cri d’espoir de la Russie mystique : Christ est ressuscité ! La voix perçante de Lebedeff pointait dans le registre supérieur, tandis que d’autres voix s’échelonnaient au-dessous jusqu’à la contrebasse. Et tous, du plus humble au plus intellectuel, communiaient dans la même ancestrale émotion. À la fin, l’interrogation : Est-il vraiment ressuscité ? et la réponse insistante, en chœur : Oui, oui, il est vraiment ressuscité. Là-dessus, l’échange des trois baisers rituels, et la foule se sépara, silencieuse. N’était-ce pas la résurrection de la Russie, que symbolisait cette scène ?…